Mourir de la grippe ou du coronavirus : faire parler les chiffres de décès publiés par l’Insee… avec discernement

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Alain Bayet, Sylvie Le Minez et Valérie Roux, Insee

Les données sur les décès par département que l’Insee diffuse exceptionnellement depuis le vendredi 27 mars concourent à estimer la surmortalité dans notre pays. C’est à partir de cette surmortalité que les experts évaluent l’impact des épidémies de grippe. Pour le Covid-19, les remontées des hôpitaux et désormais des maisons de retraite permettent d’avoir une vision quotidienne des décès directement causés par le virus, sans couvrir la totalité des effets de l’épidémie sur la mortalité. Une des difficultés tient à ce que la mortalité imputable au Covid-19 pourra dépendre de l’évolution des autres causes de morbidité en période de confinement, et devra prendre en compte, tout comme la grippe, des décès qui pourraient arriver quelques semaines plus tard. Il faudra donc du temps pour dresser un bilan statistique rigoureux des conséquences du virus sur la mortalité en France, comme dans le monde.

L’épidémie du « Covid-19 » ou coronavirus a déclenché une avalanche d’informations chiffrées, pour tenter de répondre à des questions pas si simples : combien de personnes vont être malades du Covid-19, combien vont décéder ? Et quelle comparaison peut-on faire avec la grippe saisonnière ?

Afin d’éclairer le débat public, l’Insee a une responsabilité, celle de comptabiliser les décès. En effet, l’institut assure la tenue du Registre national d’identification des personnes physiques (RNIPP) dans lequel sont enregistrés les naissances et décès des personnes nées en France et de celles qui y vivent ou y ont vécu. C’est pourquoi l’institut a décidé exceptionnellement de mettre à disposition chaque semaine les derniers chiffres disponibles qui remontent de l’état civil. Concrètement, chaque vendredi, l’Insee publie désormais le nombre de décès totaux constatés 11 jours plus tôt, et 7 jours plus tôt pour les communes qui transmettent leurs données de façon dématérialisée. Les données sont disponibles pour la France et par département du lieu de décès.

Ces données, qui cumulent toutes les causes de décès, sont provisoires. Il faut être très prudent à court terme sur leur interprétation. D’abord parce qu’elles ne remontent pas instantanément : aux délais légaux habituels – les communes ont une semaine pour transmettre à l’Insee les décès – peuvent s’ajouter des perturbations spécifiques propres à la période de confinement – notamment pour les bulletins transmis par voie postale. On doit aussi compter avec les difficultés spécifiques rencontrées par certaines communes, notamment la ville de Marseille victime d’une cyberattaque informatique. Ensuite parce que les circonstances inédites du confinement peuvent avoir un effet sur les autres causes de décès : si les accidents sur la voie publique sont a priori moins nombreux, les effets du confinement sont en revanche incertains sur les causes majeures de décès que sont les tumeurs et les accidents cardio-vasculaires. Enfin, la gestion de la crise peut perturber les données au niveau départemental : les malades peuvent être hospitalisés et malheureusement décéder loin de leur domicile, et même loin de l’hôpital de rattachement en cas de transfert sanitaire.

S’agissant d’un nouveau virus, encore mal connu, les médecins et épidémiologistes auront besoin d’un peu de temps pour répondre de façon claire et définitive aux questions qui se posent sur l‘impact précis du Covid-19 sur la mortalité.

La modélisation des décès attendus permet d’estimer la surmortalité en cas d’épidémie

Il faut d’abord avoir en tête quelques ordres de grandeur : en France, le nombre de décès annuel est de 600 000, soit 1 650 en moyenne par jour ; on meurt plus souvent en hiver qu’à la belle saison, et le nombre de décès journaliers est en général compris entre 1 500 en été et 1 800 en hiver, mais il peut dépasser 2 000 lors des pics de grippe saisonnière (comme en janvier 2017, avec 2 200 décès par jour en moyenne).

Note : l’épidémie de grippe hivernale 2018-2019, dont le pic a été atteint début février 2019, a été de durée limitée (8 semaines) mais avec une mortalité élevée. Mortalité cependant inférieure à l’épidémie de l’hiver précédent (2017-2018) dont la durée avait été exceptionnellement longue. Concernant l’épidémie de grippe hivernale 2019-2020, il n’a pas été observé d’excès de mortalité toutes causes confondues jusqu’au début du mois de mars (cf. Santé publique France)
Source : Insee, état civil

Les données de décès quotidiens mises à disposition chaque semaine par l’Insee, sont des données brutes (encore incomplètes) qui permettent une comparaison directe avec les deux années précédentes. Toutefois, il n’est pas possible d’en déduire directement une estimation de la surmortalité qui nécessite des traitements statistiques plus poussés. Par exemple, parmi les fortes croissances des décès observés entre le 1er et le 23 mars, celle du Haut Rhin est certainement liée à l’épidémie ; en revanche, celles des Deux-Sèvres ou de Mayotte sont probablement sans lien avec l’épidémie. Dans des départements où le nombre de décès est habituellement assez faible, il peut en effet y avoir des variations fortes, en pourcentage d’une année sur l’autre, difficiles à expliquer et qui ne relèvent pas d’une épidémie.

Cette estimation de la surmortalité relève de Santé publique France. Dans le cadre de sa mission de surveillance des crises sanitaires et du suivi de leur impact, Santé publique France procède en effet à des estimations régulières, réalisées à partir des remontées des déclarations d’état civil. Centralisées par l’Insee, elles portent sur un échantillon de 3 000 communes qui enregistrent et transmettent les décès sous forme dématérialisée depuis plusieurs années. Ces communes représentent 77 % des décès nationaux. Santé publique France dispose ainsi rapidement d’une information encore incomplète mais suffisante sur le nombre de décès pour comparer ce nombre avec celui des décès « attendus ». Ce nombre de décès « attendus » tient compte de l’observation passée et de la saisonnalité des décès, de l’évolution de la population en nombre et de sa répartition par âge. Ce nombre n’est pas connu à quelques centaines près. Pour autant, les épidémies significatives ne peuvent pas passer inaperçues.

Lorsqu’on observe les fluctuations sur l’année, l’effet de la grippe saisonnière est très différent d’une année sur l’autre, à la fois par son ampleur et par sa durée. Ainsi, depuis mi 2013, les grippes saisonnières de l’hiver 2013/2014, et dans une moindre mesure celles de l’hiver 2015/2016 comme celle de l’hiver en cours ont eu peu d’impact sur la mortalité. C’est loin d’être le cas pour les quatre autres hivers de la période, à commencer par ceux des trois dernières années : sur les premiers mois de 2019, Santé publique France a observé un « excès de mortalité », toutes causes confondues, de 12 000 environ au cours de l’épidémie de grippe, à comparer à celui observé en 2016-2017 (21 000 environ) et 2017-2018 (18 000 environ). En croisant ces données d’état civil avec celles qui remontent du système de soins (médecins et hôpitaux du réseau « sentinelle »), Santé publique France produit une estimation du nombre de décès qui peut être attribué en première intention à la grippe, et qui représente environ 70 % de cet « excès de mortalité ». La grippe n’est en effet pas la seule épidémie hivernale, et une modélisation est nécessaire : elle est permise par l’observation répétée, sur de nombreuses années, de la succession d’épidémies de grippe et de gastro-entérite notamment. De ces observations ressort le chiffre largement repris, selon lequel la grippe tue en moyenne 10 000 personnes en France chaque année : 8 000 environ en 2019, 13 000 en 2018, 14 500 en 2017.

Note de lecture : ce graphique couvre la période de la semaine 36 de 2013 à la semaine 12 de 2020 (16 au 22 mars), qui marque le début de l’effet visible, au niveau national, du nouveau virus (sont repérées sur le graphique les semaines 5 et 31 de chaque année). Les données observées couvrent 77 % de la population, car elles correspondent aux décès enregistrés dans un échantillon de 3 000 communes sous forme dématérialisée. Elles ne sont pas extrapolées, car une telle extrapolation peut être hasardeuse sur une semaine donnée ; néanmoins, pour obtenir un ordre de grandeur, 10 000 décès par semaine France entière correspondent environ à 8 000 décès sur ce graphique.
Source : Point épidémiologique hebdomadaire, 2 avril 2020, Santé publique France

La grippe, cause directe ou indirecte du décès

Une fois identifiée, reste à savoir de combien de décès l’épidémie est effectivement responsable. La réponse est complexe car elle doit tenir compte de la « comorbidité », c’est-à-dire la conjonction, en règle générale, de plusieurs facteurs lorsque l’épidémie de grippe touche chaque hiver la population : de fait, dans les certificats de décès, les médecins doivent coder les différentes causes, selon une classification internationale des maladies. La cause initiale de décès est alors définie comme étant la maladie, ou les circonstances en cas de mort violente (suicide, accident, homicide), « à l’origine du processus morbide ayant entraîné le décès ». C’est ainsi que pour un patient atteint par exemple d’une infection pulmonaire, d’une affection respiratoire ou d’un diabète, la grippe peut précipiter le décès sans être comptabilisée comme la cause directe Le décès serait alors survenu mais quelques semaines ou mois plus tard. Selon cette classification, sont recensés chaque année en France « seulement » quelques centaines de décès attribués à la grippe en cause principale : ce nombre a varié entre 317 et 1 890 selon les années entre 2011 et 2016, d’après les données collectées et publiées par le centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès. Il peut exister un rapport de 1 à 10 entre le nombre de décès causés directement par la grippe et recensés comme tels dans les certificats de décès et le nombre de décès dont l’épidémie est « responsable », mesuré à partir de l’analyse statistique de la surmortalité.

Estimer le nombre de victimes du coronavirus dans les statistiques de décès va demander du temps

Contrairement à la grippe ou à la canicule, pour lesquels la répétition des observations et la mise en place de dispositifs de suivi spécifiques permettent d’affiner les modèles et les analyses, le coronavirus est une maladie nouvelle. Pour autant, l’information chiffrée sur le nombre de cas recensés et le nombre de décès liés ne manque pas. Elle provient principalement des remontées des hôpitaux, qui enregistrent les décès directement imputés au Covid dans leurs services, mais aussi des arrivées et sorties des services qui permettent de mesurer l’évolution de l’épidémie. Elle est récemment complétée par des remontées en provenance des maisons de retraite.

Dans une publication d’octobre 2017 sur l’analyse des lieux de décès enregistrés en 2016, l’Insee estimait à 59 % la part des décès intervenant dans un établissement de santé, 26 % à domicile, 14 % en maison de retraite et 1 % sur la voie publique. Mais ce qui est vrai en général peut être différent pour une pathologie donnée, et le confinement lui-même peut avoir un impact spécifique, difficile à anticiper, sur le lieu où se produisent les décès. L’Insee travaille actuellement sur ces données relatives au lieu de décès pour le mois de mars 2020 et devrait apporter prochainement des éléments nouveaux sur ce sujet, ainsi que sur la répartition par sexe et âge des décès.

Durant la période de l’épidémie, les remontées directes des décès seront sans doute inférieures au nombre total de victimes du virus, notamment parce qu’elles ne concernent que les décès directement imputés au Covid. Ceci n’est pas propre à la France, et la part des décès non comptabilisés dans les données administratives nationales peut différer fortement d’un pays à l’autre. En outre, la mesure de la mortalité spécifique imputable à un événement exceptionnel tel que l’épidémie de Covid-19 devra aussi être analysée conjointement avec ce qui a pu se passer avant ou ce qui se passera après :
– avant : la « clémence » de la grippe saisonnière – les mois de janvier et février 2020 sont des points bas de mortalité – a épargné des personnes très fragiles, ce qui a sans doute accru la population à risque face à cette épidémie ;
– après : on pourrait constater un « déficit de mortalité » correspondant aux vies écourtées par l’épidémie, comme cela a pu être après la canicule de 2003. De même, le pic de décès de janvier 2017 dû à la grippe a été suivi par des points bas de mortalité en mars et avril.

Cela ne remet pas en cause les estimations de la surmortalité liées à l’épidémie, mais cela peut apporter des facteurs explicatifs de la létalité du virus et de la mortalité constatée après l’épidémie.

Au total, ce travail d’évaluation oblige à beaucoup d’humilité dans les projections aujourd’hui, et dans les interprétations demain. Il faut se méfier de ceux qui laisseraient croire qu’on peut calculer les effets de tous ces facteurs à chaud, sans disposer d’un recul nécessaire sur la crise et ses conséquences. Dans ses publications, Santé publique France pointe que la hausse de la mortalité observée dans les régions les plus touchées est très probablement liée à l’épidémie de Covid-19, sans qu’il soit possible d’en estimer la part attribuable à cette date. L’Insee s’engage à contribuer à éclairer le débat dans la durée, au côté de Santé publique France.

Pour en savoir plus

Santé publique France :

Insee :

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