L’espérance de vie, un calcul certes fictif mais très utile

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Isabelle Robert-Bobée, Insee

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L’Insee vient de publier son dernier bilan démographique. Chaque début d’année, l’institut dresse ainsi un panorama de l’évolution du nombre d’habitants résidant en France, ainsi que de la fécondité et de la mortalité de l’année qui vient de s’écouler. Il en ressort qu’en 2021 l’espérance de vie à la naissance s’établit à 85,4 ans pour les femmes et à 79,3 ans pour les hommes : elle est en hausse par rapport à 2020, année où elle avait fortement baissé du fait de la pandémie de Covid-19 (– 0,5 an pour les femmes et – 0,6 an pour les hommes), mais toujours en dessous du niveau atteint en 2019 (Papon, 2022). Comment interpréter ces chiffres ? Mais d’abord, que signifie l’espérance de vie ?

Qu’est-ce que l’espérance de vie à la naissance ?

L’espérance de vie est un calcul statistique dont la définition est partagée par tous les organismes nationaux et internationaux, à commencer par l’ONU. L’espérance de vie à la naissance est « la durée de vie moyenne d’une génération fictive qui connaîtrait tout au long de son existence les conditions de mortalité par âge de l’année considérée. C’est un indicateur synthétique des taux de mortalité par âge de l’année considérée ». Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Quel intérêt, si c’est « fictif » ?

Pour comprendre ce qu’est l’espérance de vie à la naissance, le plus simple est de prendre un exemple. En 2019, avant la pandémie de Covid-19, l’espérance de vie à la naissance des femmes était de 85,6 ans et celle des hommes de 79,7 ans. C’est l’âge moyen auquel seraient décédés les femmes et les hommes qui auraient eu tout au long de leur vie les taux de décès par sexe et âge observés en 2019.

Pour donner une illustration de ce que représente l’espérance de vie en 2019, suivons le cheminement ci-dessous :

  • Partons d’un effectif de 100 personnes qui naissent en 2019. Supposons qu’elles soient soumises pendant toute leur vie « aux conditions de mortalité de l’année 2019 ». On calcule, dans ces conditions, combien de personnes décéderaient avant leur 1er anniversaire : pour cela, on applique à ces 100 bébés la probabilité qu’ils décèdent avant 1 an observée en 2019. On en déduit combien seraient encore vivants à 1 an « dans les conditions de mortalité de 2019 ».
  • Parmi ces survivants à 1 an, on calcule combien de personnes décéderaient avant 2 ans « dans les conditions de mortalité de 2019 » : on applique à ces survivants à 1 an la probabilité de décéder entre 1 et 2 ans observée en 2019. On en déduit combien seraient encore vivants à 2 ans « dans les conditions de mortalité de 2019 ».
  • Et ainsi de suite pour tous les âges de la vie, c’est-à-dire ici jusqu’à ce qu’ils soient tous décédés.
  • On peut alors calculer à quel âge en moyenne les 100 bébés décéderaient « s’ils avaient durant toute leur vie les conditions de mortalité par âge observées en 2019 ».

Ce cheminement illustre bien ce qu’on appelle une « génération fictive », car personne n’aura au cours de sa vie à la fois 0 an en 2019, 1 an en 2019, 2 ans en 2019, etc. Les bébés nés en 2019 auront 1 an en 2020, 2 ans en 2021, etc. Il faudrait attendre plus de 100 ans pour pouvoir mesurer effectivement leur âge moyen au décès, âge moyen au décès qu’on ne connaîtra donc pas avant… 2120 !

Or, on a besoin de savoir sans attendre tout ce temps comment la mortalité évolue, notamment lorsque, comme en 2020, une crise sanitaire a un fort impact sur le nombre des décès. Pour résumer les conditions de mortalité d’une année donnée, et les comparer ainsi d’une année à l’autre, on utilise l’indicateur d’espérance de vie : un seul chiffre pour résumer plus d’une centaine de taux de mortalité par âge mesurés une année donnée (un taux par âge). Il ne faut donc pas confondre l’espérance de vie à la naissance en 2019 et l’âge moyen au décès des personnes nées en 2019.

Pourquoi ne pas prendre tout simplement l’âge moyen au décès des personnes décédées une année donnée ?

On pourrait aussi utiliser uniquement les données de l’état civil connues pour toutes les personnes effectivement décédées en 2019 et calculer à strictement parler « l’âge moyen des personnes décédées en 2019 », pour comparer cet âge à celui de l’âge moyen des personnes décédées une autre année, en 2014 par exemple. Mais on ne tiendrait alors pas compte du fait que la population n’a pas la même structure par âge chaque année : le nombre de personnes âgées de 80 ans ou plus par exemple n’est pas le même en 2019 (4,1 millions) qu’en 2014 (3,7 millions). Cela influe sur le nombre de décès, la mortalité étant bien plus élevée aux âges avancés qu’aux jeunes âges : plus il y a de personnes âgées dans la population, plus il y a potentiellement de décès une année donnée. Le profil par âge des personnes décédées une année donnée dépend donc fortement de la taille des générations nées par le passé. Par exemple, en 2014, 7 200 personnes sont décédées l’année de leur 73e anniversaire, contre 11 200 en 2019. Le nombre de décès en 2019 est beaucoup plus élevé alors même que la probabilité de décéder à cet âge a diminué entre 2014 et 2019. En fait, les personnes qui ont survécu jusqu’à l’âge de 73 ans en 2014 sont nées en 1941, pendant la seconde guerre mondiale, une année où il y a eu un « creux » de naissances (Figure 1). Celles qui arrivaient à 73 ans en 2019 sont nées en 1946, première année du baby-boom, où il y a eu au contraire beaucoup de naissances : 844 000 bébés sont nés en 1946, contre seulement 522 000 en 1941. Il y a donc beaucoup plus de personnes pouvant potentiellement décéder à 73 ans en 2019 qu’en 2014 et dans les faits un nombre de décès à cet âge qui a été effectivement bien plus élevé en 2019 qu’en 2014. Cela contribue mécaniquement à un âge moyen au décès plus élevé en 2019.

Nombre de naissances chaque année - graphique
Champ : France métropolitaine jusqu’en 1993, France hors Mayotte jusqu’en 2013 et y compris Mayotte à partir de 2014
Source : Insee, statistiques de l’état civil

Ce qui nous intéresse n’est pas de savoir s’il décède plus de personnes en 2019 qu’en 2014 parce qu’il y a plus de personnes âgées, mais de mesurer de manière synthétique si en 2019, « à structure par âge donnée », les conditions de mortalité sont « meilleures » qu’en 2014, c’est-à-dire si elles conduisent à allonger la durée de la vie ou pas. On préfère donc l’indicateur d’espérance de vie pour de telles comparaisons, parce qu’il « neutralise » les différences de structures par âge, grâce au raisonnement en « génération fictive » : on applique des probabilités de décès par âge à une génération de personnes, sans jamais faire intervenir la taille des générations ou les effectifs de population de tel ou tel âge.

L’espérance de vie est le bon indicateur pour comparer les conditions de mortalité dans le temps (Blanpain, 2018), mais aussi dans l’espace, par exemple entre des pays qui n’ont pas le même nombre d’habitants ni la même structure par âge (Pison G. et Belloc S., 2005). Cet indicateur peut aussi être décliné à différents âges, pour suivre par exemple l’espérance de vie des femmes et des hommes à 65 ans (Ined, « tout savoir sur la population »), c’est-à-dire la durée de vie restante « dans les conditions de mortalité de l’année » des personnes survivantes à ces âges. Ces durées de vie restantes à chaque âge sont utiles notamment pour savoir à quels âges se concentrent les gains (ou pertes) d’espérance de vie (Papon, 2019), ou suivre l’évolution d’indicateurs centrés sur la durée de vie des personnes au-delà d’un certain âge, utiles aux débats sur les retraites par exemple.

Une baisse de l’espérance de vie, qui laisse généralement place à une hausse les années suivantes

L’espérance de vie à la naissance a fortement baissé en 2020 par rapport à 2019, du fait de la pandémie de Covid-19. Les hommes ont perdu 0,6 an d’espérance de vie à la naissance et les femmes 0,5 an (Papon, 2022). Cette baisse est très marquée, alors que l’espérance de vie a tendance à augmenter chaque année (Figure 2).

Espérance de vie à la naissance, par année - graphique
Champ : France hors Mayotte jusqu’en 2014 et y compris Mayotte à partir de 2014
Source : Insee, estimations de population et statistiques de l’état civil réalisées fin novembre 2021

Une baisse aussi marquée n’est pas fréquente : elle reflète des événements conjoncturels ayant un impact particulièrement fort sur les décès. En dehors de la pandémie de Covid, sur la période récente, l’espérance de vie a fléchi en 2015, du fait d’un épisode grippal sévère (– 0,2 an d’espérance de vie à la naissance pour les hommes et – 0,3 an pour les femmes). En 2003, la canicule, de courte durée mais très intense, a également freiné la progression de l’espérance de vie (– 0,1 an pour les femmes, + 0,1 pour les hommes). L’espérance de vie est ensuite, à chaque fois, repartie à la hausse une fois l’épisode conjoncturel passé. Cette reprise de la hausse peut être due à un phénomène bien connu, dit « effet moisson » (M.Barbieri, A.Nizard et L.Toulemon, 2006). Certaines personnes fragiles décèdent plus tôt en raison des conditions sanitaires ou climatiques, comme la canicule, la grippe en 2015, ou encore la pandémie de Covid-19 en 2020. Ces décès diminuent d’autant ceux survenus l’année suivante, quelle qu’en soit la cause. Il faut donc se garder de sur-interpréter les fluctuations conjoncturelles de l’espérance de vie, et s’intéresser également aux évolutions sur longue période, utiles par exemple pour les projections de population et les perspectives d’équilibre des systèmes de retraite.

L’effet « moisson » peut donc conduire à une hausse de l’espérance de vie temporairement plus forte que par le passé. Mais il y a parfois aussi après un épisode conjoncturel un « saut » durable sur l’espérance de vie. Ce fut le cas en 2004 : la hausse a repris les années suivant la canicule à partir d’un niveau plus haut qu’attendu en l’absence de canicule. L’attention apportée aux personnes âgées en cas de forte chaleur a été plus grande, avec différentes mesures prises, par exemple la mise en place d’un plan national canicule déclenché en cas de températures particulièrement élevées (InVS, 2006).

Qu’en sera-t-il pour les années après la pandémie de Covid-19 ? Difficile de le dire à ce stade. L’espérance de vie a augmenté en 2021, sans rattraper toutefois encore son niveau d’avant la pandémie : la Covid-19 reste présente en 2021 et a engendré un fort excédent de décès (Blanpain, 2021 ; Blanpain et Papon, 2021 ; Papon, 2022), bien que moindre qu’en 2020.

L’espérance de vie une année donnée ne suffit pas à connaître la durée de vie d’une génération : dans cette génération, des personnes traverseront les conditions de mortalité pendant une période d’une centaine d’années. La baisse marquée en 2020 nous dit que la pandémie a eu un impact particulièrement fort sur les conditions de mortalité en 2020 (Blanpain, 2021), et que cette baisse de l’espérance de vie à la naissance est d’une ampleur inédite par rapport aux évolutions observées depuis plus de cinquante ans. Toutefois, la baisse de 0,6 année de l’espérance de vie à la naissance pour les hommes en 2020 ne veut pas dire que les hommes nés en 2020 ont perdu 0,6 année de vie par rapport à ceux nés un an plus tôt. Ils en perdront sans doute moins, voire en gagneront au contraire, puisqu’ils devraient bénéficier aux âges plus élevés de gains de durée de vie dans les années futures : selon les experts consultés pour établir les projections de population réalisées par l’Insee, l’espérance de vie devrait en effet continuer d’augmenter (Algava et Blanpain, 2021).

Terminons par un point de vocabulaire. La confusion sur le sens de l’« espérance » de vie vient notamment du fait que, dans le langage courant, l’espérance est synonyme d’espoir. L’espérance de vie est alors vue comme l’espoir du nombre d’années restant à vivre. Mais en mathématiques, l’espérance est simplement l’autre nom donné à la « moyenne » : l’espérance mathématique d’une variable aléatoire est la moyenne des valeurs possibles prises par la variable, pondérées par leurs probabilités (Académie française). Moins poétique.

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