Le dynamisme démographique de la Guyane est-il sous-estimé ?

Le dynamisme démographique de la Guyane est-il sous-estimé ?

La croissance de la population reste forte en Guyane sur la décennie écoulée. Elle est supérieure à celle des pays voisins et de tous les autres départements français après Mayotte, du fait de naissances nettement plus élevées que les décès. Elle est toutefois freinée par des départs de jeunes de plus en plus nombreux et d’entrées sur le territoire qui croissent moins fortement que les sorties. Pour consolider ces résultats issus du recensement de la population, l’Insee adapte sa méthode aux spécificités du territoire : utilisation bientôt d’images satellitaires pour détecter les logements, estimation de la population vivant sur des sites d’orpaillage, collecte exhaustive dans les bidonvilles. Les comparaisons avec le nombre d’enfants scolarisés selon le Rectorat, la production de déchets, la consommation d’eau ou le nombre de cartes de téléphonie mobile confortent les chiffres de population de l’Insee.

La population augmente très fortement en Guyane. Au 1er janvier 2021, le territoire compte 286 618 habitants (Douriaud, 2023). Depuis 1961, la population a été multipliée par 8 ; elle a doublé entre 1990 et 2010. La Guyane se situe juste derrière Mayotte dans le classement des départements dont la croissance démographique est la plus rapide : la population augmente de 1,6 % par an en moyenne entre 2015 et 2021. C’est supérieur à la croissance démographique du Suriname (+ 1,3 % par an) et de celle du Brésil entre 2013 et 2022 (+ 0,8 % par an – © DonneesMondiales.com). Le rythme de croissance décélère néanmoins : il était supérieur à 3,5 % par an jusqu’en 2008 (figure 1).

Figure 1 – Évolution de la population de Guyane aux dates de recensement depuis 1961 (nombre d’habitants et taux de variation annuel moyen)

Source : Insee, recensements de la population.

La croissance de la population est portée par un solde naturel très excédentaire. En effet, le nombre de naissances annuel s’établit autour de 8 000 depuis l’année 2017, quand le nombre de décès n’est que de 1 000 environ (Taupe, 2023). La croissance démographique moins forte depuis la décennie 2010 s’explique par un inversement de la tendance de l’autre composante de l’évolution de la population, le solde migratoire apparent. Excédentaire jusqu’en 2015, c’est-à-dire qu’il y avait davantage d’entrées sur le territoire que de sorties, il est déficitaire depuis et s’élève à environ – 3 500 par an sur les années récentes.

Le nombre de sortants de la Guyane s’accélère quand le nombre d’entrants augmente moins fortement

Cet infléchissement de la dynamique démographique en Guyane résulte de la conjugaison de sorties du territoire de plus en plus nombreuses et d’arrivées qui croissent aussi mais moins rapidement que les sorties.

La Guyane est attractive pour les personnes originaires des pays voisins, c’est aussi et davantage une terre d’émigration. Si nous ne disposons pas d’information sur le nombre de natifs de Guyane ayant émigré hors de France, de nombreux jeunes de 15 à 24 ans partent poursuivre des études ou chercher du travail notamment dans l’Hexagone, freinant ainsi la croissance démographique (Demougeot et alii, 2021). Le nombre de personnes nées en Guyane et habitant ailleurs en France a ainsi augmenté de plus de 50 % au cours de la décennie 2010 pour atteindre 47 000 en 2020.

Dans le même temps, le nombre d’entrants depuis l’étranger continue d’augmenter fortement (+ 30 % entre 2010 et 2020), mais à un rythme moins important que les sorties. De même, les entrants depuis d’autres régions françaises augmentent de 17 % en dix ans. Au total, on compte ainsi 26 % de plus de personnes nées ailleurs qu’en Guyane en 2020 qu’en 2010.

Comment fonctionne le recensement de la population en Guyane ?

Une enquête de recensement est réalisée chaque année par l’Insee en Guyane en partenariat avec les communes, comme dans les autres départements français : elle commence le troisième jeudi de janvier et dure 5 semaines. Un cinquième du territoire est recensé chaque année. Plus précisément les “grandes” communes (10 000 habitants et plus) sont découpées en îlots. Dans un cinquième des îlots, on tire alors aléatoirement 40 % des logements qui seront enquêtés. Ce sont donc 8 % des logements sont recensés chaque année dans les communes de plus de 10 0000 habitants. Pour les communes de moins de 10 000 habitants, un cinquième d’entre elles sont recensées exhaustivement chaque année.

Le cumul des résultats d’un cycle de 5 enquêtes annuelles de recensement permet de couvrir l’ensemble du territoire et de produire les chiffres de populations « légales », au sens où ils sont publiés par décret. L’année de référence est donc l’année médiane du cycle. Le chiffre du recensement de la population publié au 1er janvier 2024 informe ainsi de la population au 1er janvier 2021, calculée en cumulant les enquêtes annuelles de recensement de 2019 à 2023.

Les communes ont pour obligation légale de réaliser l’enquête annuelle de recensement (Légifrance, 2002). Au-delà de cette obligation, il est de l’intérêt des communes de réaliser correctement la collecte puisque des niveaux de population calculés découlent des dotations budgétaires. Côté municipalités, un coordonnateur communal est nommé et a pour rôle de suivre la collecte du recensement dans sa commune. Côté Insee, des superviseurs sont nommés pour faire le lien entre l’Insee et la commune et s’assurer de la bonne réalisation des opérations de collecte.

Dans les départements et régions d’outre-mer (Drom), en amont de la collecte, une autre opération dite enquête cartographique est réalisée. Celle-ci vise à mettre à jour le Répertoire des immeubles localisés (RIL) dans les communes de 10 000 habitants et plus. Il s’agit d’une base de données de logements exhaustive et localisée, qui est indispensable à la qualité de la collecte : elle permet aux agents recenseurs de repérer les logements à enquêter dans un temps de collecte limité. Pour préparer l’enquête annuelle de recensement 2024, l’enquête cartographique a été réalisée entre mai et août 2023. Des enquêteurs de l’Insee se rendent alors sur le terrain pour enregistrer dans le RIL les apparitions et disparitions de logements. Là encore un agent communal est nommé et veille au bon déroulement de l’opération, ce qui permet une collaboration rapprochée avec l’Insee. En septembre, la commune expertise le RIL, elle signale les erreurs et oublis éventuels. Ces données validées par la commune sont la base de la collecte du recensement.

Le recensement en Guyane, c’est aussi un protocole adapté

Afin de favoriser la bonne réalisation des opérations de recensement, des technologies récentes sont utilisées. Lors de l’enquête de recensement, des plans avec des photographies du sol en Guyane sont mis à disposition des agents recenseurs. Ces photographies leur permettent de se repérer une fois sur le terrain et d’enquêter le bon logement. Les agents en bureau du Service territorial de Guyane bénéficient d’images satellites récentes et de très haute résolution (1 pixel = 30 cm). Ceci a été permis par le projet SEAS-Guyane (Surveillance de l’environnement amazonien assistée par satellites) lancé en juillet 2022. Des travaux, encore exploratoires, de détection automatique de logements à partir de l’imagerie satellitaire s’appuient également sur ces images et pourraient permettre de soutenir l’effort de l’enquête cartographique.

La collecte du recensement est également adaptée à la spécificité du tissu urbain guyanais. Une estimation de la population présente sur les sites d’orpaillage (de l’ordre de 8 000 à 10 000 personnes) est ainsi réalisée en collaboration avec l’Observatoire de l’Activité Minière : une liste de ces sites sur lesquels habitent des orpailleurs est transmise à l’Insee. Chaque mine se voit attribuer une catégorie : un site est ainsi qualifié de « primaire » ou « d’alluvionnaire » selon le type d’équipement qui y est installé. Dépendant de cette classification, la méthode d’estimation de la population en présence peut différer. Dans les deux cas, on se fonde essentiellement sur le comptage du nombre de carbets. Un projet cartographique en cours d’élaboration dans le cadre du dispositif Harpie, ayant pour objectif de lutter contre l’orpaillage illégal en Guyane, devrait fournir des informations plus détaillées sur différents sites. Cette avancée permettra d’affiner l’estimation réalisée sur cette population spécifique.

L’Insee accorde également une attention particulière à l’habitat informel lors du recensement. Ces zones sont recensées exhaustivement en Guyane depuis 2023, en suivant la méthode mise en œuvre à Mayotte depuis 2021 (Seguin et alii, 2023). Cet effort d’exhaustivité dans le comptage de la population, à l’instar de celui opéré pour les petites communes participant à la collecte annuelle, n’implique pas une population plus importante, elle garantit surtout d’aboutir à un chiffre plus précis. Un bidonville n’est pas forcément densément peuplé. On distingue ainsi des zones d’habitat informel densément peuplées et désorganisées, comme celles proches de l’agglomération de Cayenne, et des zones plus espacées et structurées telles que celles autour de Saint-Laurent-du-Maroni. Cette classification des habitats influence les méthodes d’enquête et de recensement, adaptées aux caractéristiques de chaque zone, exhaustif dans les petites communes et les zones d’habitat informel dense. Le travail de recensement sur ces zones est apprécié par les agents : il leur est fait bon accueil par les occupants, qui considèrent souvent que leur décompte participe à leur intégration.

Mais que disent les autres sources d’information ?

Depuis la mise en place du recensement annuel en 2004, les chiffres de populations diffusés sont régulièrement critiqués. Certains commentateurs considèrent qu’ils sont sous-estimés et avancent 350 000, 400 000 voire 500 000 habitants, en évoquant la construction d’écoles, la production de déchets, le nombre d’abonnés à la téléphonie mobile, la consommation d’eau ou d’électricité, sans préciser les méthodes d’estimation. La population guyanaise peut-elle être supérieure de 20 ou 50 % à ce que dit l’Insee ? Pour en juger, comparons les chiffres de population de l’Insee à d’autres sources statistiques.

Commençons par le nombre d’enfants scolarisés : selon le recensement de la population, le nombre d’enfants de 6 à 11 ans scolarisés s’élève à 35 600 en 2020. C’est supérieur aux 29 100 élèves âgés de 6 à 11 ans inscrits la même année dans les écoles élémentaires selon le Rectorat. L’écart entre les deux sources de données existait déjà en 2013. Ces deux sources traduisent l’une comme l’autre une croissance des effectifs d’enfants scolarisés âgés de 6 à 11 ans, qui est même plus forte selon le recensement (figure 2) : + 11 % contre + 4 % selon les données du Rectorat. Elles font en outre ressortir des répartitions des élèves par Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) semblables. L’intercommunalité du Centre littoral concentre ainsi la moitié des effectifs d’élèves dans les deux sources. L’Est Guyanais, la communauté des Savanes et l’Ouest Guyanais (qui regroupe 4 des 7 communes de la Guyane non-routière) à un degré moindre pèsent à peu près autant dans chaque source.

Figure 2 – Évolution entre 2013 et 2020 du nombre d’élèves de 6 à 11 ans scolarisés en Guyane

Figure 2 - Evolution entre 2013 et 2020 du nombre d’élèves de 6 à 11 ans scolarisés en Guyane
Sources : Insee, recensements de la population 2013 et 2020 ; Rectorat de Guyane.

Intéressons-nous ensuite à la production des déchets : la Guyane a une production moyenne de déchets par habitant bien inférieure aux autres départements de France : 222 kg/hab contre 331 kg/hab en France (figure 3 – Ademe, 2019). En considérant que les déchets produits dans les communes de l’intérieur de la Guyane sont absents de ces statistiques, l’estimation ajustée serait d’environ 250 kg/hab. Loin des ratios habituels (de l’ordre de 350 à 400 aux Antilles et au niveau national), ces chiffres peuvent s’expliquer par le niveau de vie plus bas des Guyanais. Si la population était plus élevée de 20 ou 50 % à celle mesurée par le recensement, on aboutirait à un niveau compris entre 150 et 200 kg/habitant, l’écart entre la Guyane et les autres territoires serait encore plus marqué et d’autant plus difficile à expliquer.

Figure 3 – Production de déchets ménagers en 2019 (kg/habitant)

Figure 3 - Production de déchets ménagers en 2019 (kg/habitant)
Source : Ademe 2019, SINOE ® – Performance de collecte OMA par type de déchet et par département.

Regardons ensuite les informations sur les téléphones portables (Arcep, 2019) : rapporté à la population en soustrayant la population de moins de 11 ans peu ou pas équipée et en ne considérant que la Guyane routière (de Saint-Georges à Apatou, correctement couverte par les réseaux mobiles), le nombre de carte SIM par habitant est de 1,33 en Guyane. Ce ratio est de 1,36 en Martinique et 1,42 en Guadeloupe. Si la population guyanaise était supérieure de 20 % voire 50 %, le ratio diminuerait en Guyane dans des proportions peu crédibles au regard de la comparaison avec ses voisins antillais.

Poursuivons avec la consommation d’eau : les informations disponibles sont limitées dans ce domaine, elles concernent uniquement et jusqu’en 2017 la Communauté d’Agglomération du Centre Littoral, qui réunit les communes autour de Cayenne et regroupe environ 50 % de la population de la Guyane. Sur ce territoire, la population recensée augmente plutôt plus vite que la production ou la vente d’eau potable entre 2013 et 2017.

Enfin, divers indicateurs du domaine de la santé peuvent être confrontés aux chiffres de population : ils sont là encore cohérents avec les données de population issues du recensement. En 2022, seulement 261 100 personnes sont couvertes par l’Assurance maladie, dont 40 900 bénéficiaires de l’Aide médicale de l’État, destinée à permettre l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière au regard de la réglementation sur le séjour en France (CGSS Guyane, 2023). Cela signifie donc qu’au-delà des bénéficiaires de l’AME, environ 12 % de la population ne serait pas couverte et prend le risque de ne pas pouvoir recourir au système de soins. Ce taux serait encore plus élevé, si le recensement sous-estimait la population.

Un dernier éclairage pour conclure : le nombre de décès mesuré via l’état civil en 2018, dont on peut estimer qu’il est fiable et exhaustif, est cohérent avec le nombre de décès attendus si on applique à la population guyanaise mesurée dans le recensement les tables de mortalité par sexe, âge et selon le niveau de revenu pour la France hors Mayotte.

Pour en savoir plus

Crédits photo : © Alix Millet – stock.adobe.com

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