Comment mesurer l’« inestimable » production de l’Insee ?

Comment mesurer l’« inestimable » production de l’Insee ?

Introduction de Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Insee

Depuis le début du siècle, les effectifs de l’Insee ont fortement et continûment diminué (d’environ un quart depuis 2006 à périmètre d’activité constant) comme le budget qui lui est alloué (de près d’un tiers depuis 2006 lorsque mesuré en pourcentage de la richesse nationale). S’il est patent que la production de l’Institut ne s’est pas réduite, il est difficile d’évaluer de combien elle s’est accrue et, partant, d’avoir une idée des gains de productivité réalisés par les agents de l’Institut.

Aussi, j’ai souhaité que l’Inspection générale de l’Insee se livre à l’exercice de donner un ordre de grandeur de la hausse de production de l’Insee. Ce n’est pas un exercice facile, puisque l’Insee produit presque exclusivement du bien public, accessible à tous et par construction, non valorisé.

Il m’apparaît que la démarche a abouti, au sens où elle conduit à une évaluation de cet accroissement de production (+ 1,5 % par an en moyenne sur les 20 dernières années) qui apporte une information certaine par rapport à l’absence de chiffres. Dès lors, l’ordre de grandeur des gains annuels de productivité sur cette période apparaît voisin de 2,5 %.

Cette performance, plus qu’honorable, est due en partie à des réformes d’organisation (mutualisation et spécialisation des services en région, développement de la réponse aux enquêtes par Internet) qui ne sont pas reproductibles à l’infini, et ce serait une erreur de considérer qu’un tel rythme de productivité est soutenable, d’autant qu’il s’est accompagné indubitablement d’exigences accrues et parfois de tensions dans le travail quotidien des équipes.

Enfin, sur un plan plus général, ce travail peut laisser penser que les comptables nationaux auraient la capacité d’améliorer la mesure de volume des services non marchands. Mais ce qui a été réalisé en interne par des professionnels du chiffre n’est malheureusement pas facile à étendre à l’ensemble des services des administrations.

Depuis 20 ans, l’activité de l’Insee a dû s’adapter à des transformations importantes de son environnement : que ce soit au niveau organisationnel, avec par exemple la réforme territoriale qui a conduit à une diminution du nombre de régions ; que ce soit lié à son environnement externe, comme le rôle toujours plus important joué par Eurostat comme coordonnateur de la statistique européenne (Lagarde, 2022) ; ou que ce soit lié aux innovations de processus et de produit, avec par exemple la montée en puissance d’internet et plus récemment le développement de la datascience. Face à ces bouleversements, et alors que sur cette période l’Insee a reçu des demandes régulières pour étoffer son offre, la question qui se pose, comme la Cour des comptes l’a notamment soulevé dans le cadre de sa dernière mission menée sur l’institut, est de savoir de combien la production de l’Insee a augmenté sur les 20 dernières années. De plus, comme sur la même période les effectifs de l’Insee ont diminué d’environ un quart, une autre question apparaît : quelle a été sa productivité ?

À première vue, mesurer la production de l’Insee peut apparaître comme une gageure. D’abord, l’activité de l’Insee est très diversifiée (enquêtes statistiques, répertoires administratifs et statistiques, conjoncture, etc.) ce qui fait que la notion de volume, ou d’unités produites, peut paraître abstraite. Ensuite, il n’y a pas de prix attaché à sa production, car elle est, pour la plus grande partie, mise a disposition gratuitement. Enfin, il n’y a pas non plus de clients « attitrés » pour chaque produit, car la production de l’Insee s’adresse autant aux journalistes, aux chercheurs, aux étudiants, aux acteurs publics ou aux citoyens (Insee, 2024). Une approche possible est d’assimiler la valeur de la production aux coûts des inputs mobilisés (effectifs, logiciels, ..). Mais cette méthode ne permet pas de mesurer les gains de productivité : en effet si, à coût des inputs donné, l’institut arrive à produire plus en mettant en place une organisation plus efficace, alors ces gains de productivité ne seront pas retranscrits par cette approche. C’est exactement ce qui s’est passé à l’Insee depuis près de 20 ans car toutes les transformations de l’activité se sont faites dans un contexte où le budget a diminué d’un tiers en pourcentage du PIB, passant de 0,024 % à 0,016 % entre 2006 et 2023. Il faut donc trouver d’autres moyens pour mesurer la production et la productivité de l’Insee.

Des indicateurs globaux pour mesurer l’évolution de la production de l’Insee ?

Une première approche consiste à essayer de mesurer la production en volume de l’Insee de la manière la plus « globale » possible. Un premier indicateur pourrait être le nombre de fichiers archivés ou l’espace informatique qu’ils occupent. En effet, si la majeure partie de la production de l’Insee est archivée, alors ces indicateurs devraient bien refléter son évolution. Malheureusement, ces indicateurs souffrent de plusieurs biais. Ainsi, les progrès informatiques font qu’il est maintenant possible d’archiver beaucoup plus d’éléments dans un nombre de fichiers donnés qu’il y a 20 ans. De même, lors de la réforme territoriale, qui a entraîné une baisse du nombre de régions, le nombre d’études régionales a diminué mécaniquement sans pour autant que la production d’études ait changé.

Un autre indicateur qui pourrait être regardé est le nombre de visites du site internet de l’Insee (figure 1). En effet, la quasi-totalité de la production de l’Insee est mise à disposition gratuitement sur ce site, ouvert à la fin des années 1990. Mais cet indicateur a aussi des limites : d’une part, les évolutions technologiques autour du site internet font que nous ne disposons de ces données que depuis 2017, date de la mise en place de la dernière version du site ; d’autre part, l’augmentation du nombre de visites sur les dernières années est probablement aussi et surtout due à la mise en valeur du site et au travail qui a été accompli pour le rendre plus accessible à tous les publics.

Figure 1 – Évolution du nombre journalier moyen de pages vues (hors robots) du site internet de l’Insee de 2018 à 2023

Évolution du nombre journalier moyen de pages vues (hors robots) du site internet de l’Insee de 2018 à 2023

D’autres indicateurs globaux peuvent être mentionnés mais, comme ceux présentés ci-dessus, sont insatisfaisants : nombre de requêtes sur les moteurs de recherche de termes relatifs à l’Insee, nombre de statistiques produites pour Eurostat, volume de données mises à disposition des chercheurs à travers le Centre d’accès sécurisés des données (CASD).

Une méthode alternative : mesurer la production en volume des principales activités de l’Insee

La difficulté à trouver un indicateur satisfaisant qui mesurerait la production de l’Insee en volume dans sa globalité invite à poursuivre une autre démarche : celle consistant à essayer d’abord de mesurer la production en volume des principales activités de l’Insee, puis de les agréger pour avoir une mesure globale. Dans ce but, l’activité de l’Insee a été scindée entre : la production statistique hors recensement (essentiellement l’activité d’enquête et la gestion des sources administratives) ; les répertoires administratifs à savoir le système national d’identification et du répertoire des entreprises et de leurs établissements (Sirene), le répertoire national d’identification des personnes physiques (RNIPP), le répertoire LEI (Legal entity identifier) et le répertoire électoral unique (REU) ; le recensement de la population ; les études ; la conjoncture ; et la comptabilité nationale.

Pour la production statistique hors recensement, le nombre d’enquêtes et de sources administratives a été calculé en 2006 et 2024. Il en ressort une forte croissance : 110 en 2024 contre 76 en 2006. Mais cet indicateur est trop fruste, car il ne prend pas en compte ni la complexité attachée aux différentes enquêtes (taille de l’échantillon ou modalités d’interrogation par exemple), ni l’utilisation qui est faite des sources administratives. Deux valorisations de ces complexités ont été testées et aboutissent à une évolution de la production pour les enquêtes et les sources administratives sur les vingt dernières années de 0,5 % par an ou de 1,5 %, soit trois fois plus. Cet écart démontre la difficulté à mesurer finement l’évolution de ce type de production.

Pour les répertoires administratifs, le nombre annuel d’interventions sur ces répertoires, nécessaires pour qu’ils soient à jour et pour corriger les erreurs, parait être un bon indicateur. Il a été approché à partir des décès et naissances pour le RNIPP et des créations et défaillances d’entreprises pour Sirene. Pour le RNIPP, le nombre d’interventions a peu augmenté sur les 20 dernières années (+ 0,1 % en moyenne annuelle), alors que pour Sirene la croissance aurait été plutôt dynamique, de + 7 % en moyenne annuelle (figure 2). Il est intéressant de voir qu’une partie de la croissance de l’activité autour de Sirene est à relier à la création du statut d’entrepreneur individuel à la fin des années 2000. Cela démontre comment l’activité de l’Insee peut être fortement affectée par des modifications de son environnement légal.

Figure 2 : Évolution des créations et défaillances d’entreprises de 2005 à 2022

Évolution des créations et défaillances d’entreprises de 2005 à 2022
Lecture : Le nombre de créations d’entreprises hors micro-entrepreneurs fin 2022 est de 414 900.
Champ : France, ensemble des activités marchandes non agricoles.
Source : Insee, SIDE.

Pour le recensement de la population, l’indicateur retenu est le nombre de logements collectés. Il montre une croissance régulière sur les 20 dernières années, sur un rythme d’un peu moins de + 1 % par an.

Pour les études, compter le nombre de publications pourrait paraître naturel. Mais cet indicateur est trop frustre, car il ne permet pas de distinguer les études selon leur complexité. Au final, en se cantonnant aux études courtes, nationales ou régionales, aucune tendance n’est réellement marquée sur les dernières années.

Enfin, la comptabilité nationale se caractérise par un cœur de production assez proche d’il y a 20 ans, même si des améliorations très significatives doivent être soulignées (réduction des délais ou diffusion pour la première fois en 2024 de comptes nationaux dits augmentés par exemple) (André et alii., 2024). Ce domaine complexe se prête difficilement à des indicateurs de production, et l’hypothèse a été faite dans ce cas d’une stabilité de la production.

La production de l’Insee en volume aurait crû de 1,5 % par an depuis 20 ans

La plupart des indicateurs présentés ci-dessus ne prennent pas en compte l’amélioration de la qualité de la production de l’Insee, ce qui en constitue une limite importante. Pourtant, des progrès importants ont été accomplis : actions pour préserver la qualité de la statistique produite ; efforts pour faciliter l’accès à ces productions (Hillaireau et Zana-Rouquette, 2024) ; améliorations de la diffusion et son corollaire, la meilleure accessibilité des productions de l’Insee ou le travail sur la « fraîcheur » des informations (raccourcissement des délais de publication de plusieurs indicateurs) (Angel, 2023).

À partir du taux de croissance moyen sur les 20 dernières années de la production en volume des grandes activités de l’Insee et de leur poids dans la production à la date initiale (pris égal ici aux effectifs affectés à chacune des activités en 2006), il est donc possible de calculer l’évolution de la production totale en volume. Sur la période, la production aurait cru de 1,5 % par an et la croissance annuelle moyenne de la productivité du travail aurait été de l’ordre de 21/2 %. Cette tendance de la productivité se situe au-dessus de celle de la branche « information et communication » (+ 1,8 %) et très supérieure à celle de l’économie prise dans son ensemble (+ 0,4 % – Insee, 2024).

Si le chiffre, ainsi calculé, de la productivité du travail moyenne sur les 20 dernières années est entouré de nombreuses incertitudes, il n’en reste pas moins que l’existence de gains de productivité du travail sur cette période ne fait pas de doute. Ainsi, les demandes régulières adressées à l’Insee pour compléter son offre ont conduit à chercher à optimiser au mieux l’utilisation des ressources existantes. De même, les développements technologiques ont également permis de développer des instruments pour rendre certaines tâches moins gourmandes en effectifs. On peut citer le développement des questionnaires internet, là ou, avant, l’intervention d’un enquêteur en face-à-face était nécessaire : par exemple, dans le cadre du recensement de la population, près des trois quarts des bulletins de recensement sont maintenant complétés par les personnes sur internet (Barlet et Lefebvre, 2024).

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