Évaluer l’impact de l’immobilier sur les niveaux de vie : les principaux éléments du débat

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Didier Blanchet, Vieu Lin et Olivier Meslin, Insee

Évaluer l’impact de l’immobilier sur les niveaux de vie : les principaux éléments du débat

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La prise en compte du prix du logement dans la mesure du niveau de vie est un sujet de polémiques et d’incompréhensions récurrentes. La mesure usuelle des prix et des niveaux de vie intègre beaucoup d’aspects de la dépense de logement des ménages. Elle ignore toutefois les évolutions du prix d’achat. C’est cette convention qui est analysée ici. Un argument en sa faveur est le fait que l’achat d’un logement est un placement. L’argent dépensé n’est donc pas perdu. La fonction patrimoniale est effectivement un aspect important de l’achat du logement et il est impossible de l’ignorer. Mais il faut aussi tenir compte de ce que le logement n’est pas un actif comme les autres : il n’est pas qu’une réserve de valeur. C’est un actif qui a aussi une valeur d’usage et auquel on accède en général sous contrainte d’endettement, avec des taux d’intérêt plus ou moins favorables selon les périodes. Ces éléments pèsent de manière inégale sur les différentes catégories de population, les variations de prix et de taux d’intérêt faisant à la fois des gagnants et des perdants. Il s’agit donc d’une question sur laquelle il est particulièrement difficile de s’en tenir à des raisonnements « en moyenne ».

Parmi les nombreux cas de décalage entre constats statistiques et ressenti individuel, celui de l’impact du prix du logement sur le niveau de vie occupe une place de choix. L’Insee rappelle régulièrement qu’il prend en compte de nombreuses dimensions de la dépense de logement des ménages dans sa mesure des prix et des niveaux de vie et qu’il suit en cela les normes internationales. L’indice des prix à la consommation (IPC) inclut les dépenses de loyers et d’entretien du logement. La comptabilité nationale, de son côté, déduit du revenu disponible des ménages les intérêts qu’ils versent sur leurs emprunts et elle prend en compte le prix des logements neufs. Elle prend également en compte l’évolution du prix d’une dépense de logement implicite reposant sur les propriétaires, les loyers imputés, correspondant à la valeur locative des logements qu’ils occupent.

Beaucoup de choses sont ainsi prises en considération, mais encore trop peu ou trop mal aux yeux d’une bonne partie de l’opinion, puisque semblant ignorer la composante la plus dynamique des coûts de l’immobilier, les prix d’achat. On fait comme s’ils étaient sans impact sur le niveau de vie. Comment justifier cette convention et quelle est sa robustesse ? Quelles sont les bonnes questions à poser pour enrichir notre compréhension des effets des prix de l’immobilier ?

Le logement : un placement pas comme les autres

Un premier argument parfois employé pour justifier la non prise en compte du prix du logement dans la mesure du pouvoir d’achat est le fait qu’il s’agit d’un placement. Un individu qui doit débourser davantage pour un nombre donné de mètres carrés ne s’appauvrit pas pour autant, puisqu’il aura toujours la possibilité de le revendre demain.
Cet argument-là se comprend parfaitement pour les autres types de placement. Si c’est le cours des actions qui est plus élevé, un individu qui veut utiliser ce support pour épargner une somme donnée en achète moins sans s’en porter plus mal, car il est indifférent au nombre d’actions qu’il possède, il n’y a que leur valeur qui importe. De fait, personne ne demande qu’on intègre le cours des actions dans l’indice des prix : la raison n’est pas seulement que cela ne concernerait qu’une minorité de ménages, c’est aussi que cette intégration n’aurait pas de fondement économique.

L’argument se transpose sans peine à l’investissement locatif. On peut considérer qu’un individu qui souhaite investir dans un bien immobilier pour le louer n’est pas affecté par le niveau des prix immobiliers, au moins au premier ordre. En effet, à budget donné, il achète moins de mètres carrés qu’il pourra louer plus cher et aussi revendre plus cher le jour où il voudra s’en défaire. Son niveau de vie n’est pas davantage affecté.

Mais il n’en va pas de même pour l’accédant qui occupe le logement qu’il achète. Il garde certes la perspective de récupérer sa mise en le revendant. Mais l’opération est plus difficile pour le logement qu’on occupe que pour un investissement locatif et, en attendant cette hypothétique revente, l’accédant qui fait face à des prix immobiliers plus élevés a devant lui plusieurs choix : (i) il peut renoncer à son achat immobilier, choisir un autre placement et louer un logement équivalent à celui qu’il souhaitait acheter, (ii) il peut acheter le même logement et réduire sa consommation par ailleurs, (iii) il peut maintenir sa consommation en se contentant d’un logement plus petit ou de moins bonne qualité. Dans les deux derniers cas, il est difficile de ne pas y voir une forme de baisse du niveau de vie. Dans le premier cas, tout dépend du degré auquel la location est un substitut à l’achat. Si elle était un substitut parfait, on pourrait effectivement considérer que le prix à l’achat est neutre, l’individu ayant toujours cette possibilité de se rabattre sur la location sans dégradation du service rendu. Seul serait à comptabiliser l’éventuel effet d’entraînement des prix à l’achat sur les loyers, comme on le fait actuellement. Mais force est de constater que le marché locatif n’est pas un substitut parfait à la propriété et qu’un propriétaire occupant n’a pas toujours la possibilité de louer un bien équivalent sur le marché locatif.

Le problème auquel on se heurte ici est donc à la fois celui de l’absence de substitution parfaite entre la propriété et la location et celui de la double fonction du logement qu’on achète. C’est à la fois un actif patrimonial et un bien qui a une valeur d’usage. Le prix peut être neutre vis-à-vis de la première de ces deux fonctions, il ne l’est pas vis-à-vis de la seconde.

Pour espérer retrouver une neutralité complète du prix pour l’accédant, il faut faire intervenir un deuxième facteur : le fait que sa hausse puisse être contrebalancée par des taux d’intérêt plus bas réduisant le coût de l’endettement. Prix et taux d’intérêt ont effectivement une certaine propension à évoluer en sens inverse l’un de l’autre, quand ce sont les politiques de bas taux d’intérêt qui tirent les prix à la hausse. Mais rien ne garantit que cette compensation soit systématique.

Une illustration en est donnée par les indicateurs dits de capacité d’achat que l’Insee évalue et publie régulièrement. La capacité d’achat mesure la surface-type que peut acheter un ménage ayant le revenu moyen courant, compte tenu des prix immobiliers et des conditions de financement du moment. Cet indicateur a fluctué de façon assez importante au cours des dernières décennies, sans tendance nette à la hausse ou à la baisse. Il suggère donc que l’effet compensateur des taux d’intérêt contrebalance bien une dynamique des prix souvent perçue comme explosive, mais seulement approximativement et pas de façon immédiate. Par ailleurs, la stabilité de la capacité d’achat des ménages signifie que le coût de l’accession à la propriété évolue comme le revenu nominal moyen, c’est-à-dire plus rapidement que l’indice des prix à la consommation. L’argument de l’effet compensateur des taux d’intérêt ne suffit donc pas à arguer que les mesures du niveau de vie peuvent ignorer l’évolution du prix dans l’ancien.

Plutôt recourir à un argument de compensation instantanée et « en moyenne »

Ignorer le prix d’achat du logement se justifie ainsi bien mieux à partir d’un autre argument, un argument de compensation instantanée et en moyenne. On prend acte de ce que des prix immobiliers plus élevés impliquent pour les accédants un effort financier plus important à surface achetée donnée, et donc une baisse au moins transitoire de leur niveau de vie. Mais, symétriquement, on fait valoir que la hausse des prix induit un gain pour les vendeurs. Comme la perte d’un acheteur est nécessairement égale au gain d’un vendeur, il est légitime de poser que ces deux mouvements se compensent parfaitement pour les ménages pris dans leur ensemble. Cet argument-là est ainsi bien plus robuste que celui d’équivalence avec les autres types d’actifs.

Force est néanmoins de constater qu’il n’arrive pas non plus à convaincre totalement. Que lui manque-t-il pour cela ?

Une piste d’explication est que cette façon de combiner effets positifs et négatifs s’accompagne d’une perte d’information qu’on peut trouver dommageable. Plutôt que de consolider a priori ces deux effets, il serait plus informatif de les faire tous les deux apparaître, en enregistrant à la fois une hausse de prix pour les acheteurs et un supplément de revenu pour les vendeurs. C’est bien de cette manière-là qu’on raisonne quand des entreprises augmentent le prix de vente de leurs produits : on enregistre d’un côté une hausse de leurs revenus nominaux, elle-même ventilée entre leurs fournisseurs, leurs actionnaires et/ou leurs salariés, et de l’autre côté un effet sur le niveau général des prix. Si compensation il y a entre tous ces effets, elle est constatée ex post, au lieu d’être supposée ex ante.

Pourquoi ne fait-on pas de même dans le cas du logement ? Les raisons sont pratiques. Côté effet prix, on retomberait sur le problème vu plus haut, celui de bien mesurer ce que la hausse de prix coûte aux accédants, ce qui nécessite de tenir compte à la fois de la dimension patrimoniale et de la valeur d’usage du bien. Côté effet revenu, il faudrait ajouter au revenu des vendeurs une chose qui n’est actuellement pas prise en compte : les plus-values sur le patrimoine immobilier. Là, le problème principal serait l’instabilité artificielle que cette prise en compte pourrait générer pour les niveaux de revenu.

“En cas de krach immobilier, les ménages accepteraient-ils qu’on dise que leur pouvoir d’achat est en hausse ?”

C’est en fait d’un côté comme de l’autre qu’on aurait des problèmes d’instabilité, avec des effets de yoyo aussi bien du côté des prix que des revenus. Que l’indice des prix répercute les hausses de prix immobilier est une idée qui semble bienvenue quand ils montent. Mais comment la chose serait-elle perçue en cas de krach immobilier ? Confrontés à la baisse de la valeur de leurs logements, les ménages accepteraient-ils qu’on dise que le prix moyen de leur consommation quotidienne est en baisse, et donc que leur pouvoir d’achat à revenu donné est en hausse, avec notamment les conséquences que cela aurait en matière d’indexation des barèmes sociaux ?

Une problématique « au-delà de la moyenne »

Consolider ex ante les gains et les pertes apparaît ainsi comme une réponse pragmatique admissible tant qu’on raisonne sur l’agent macroéconomique « ménages », au sens agrégé de la comptabilité nationale.

Reste cependant que ce raisonnement en moyenne met le statisticien en porte-à-faux par rapport à l’injonction générale d’aller « au-delà de la moyenne » afin de traduire au plus près les situations individuelles. La question des effets des variations des prix de l’immobilier ancien redevient incontournable dès qu’on souhaite décomposer l’agent agrégé « ménages ». Là, on est obligé de rendre compte des effets inégaux entre catégories d’agents et, en toute rigueur, il faudrait arriver à le faire en tenant également compte de la dimension inter temporelle du problème, donc à la fois « au-delà de la moyenne » et « au-delà du court-terme ».

Dans un tel cadre, si on veut être exhaustif, on doit commencer par repérer les ménages à qui la hausse des prix à l’achat ne fera rien qui ne soit déjà pris en compte dans l’indice des prix – ceux qui seront locataires toute leur vie quoi qu’il arrive. Il y aura ensuite ceux qui y gagnent, les individus déjà propriétaires, et il faudrait idéalement distinguer ceux dont les gains sont effectifs – les vendeurs – et ceux pour qui l’enrichissement n’est que latent. Viennent ensuite ceux qui y perdent parce qu’ils doivent se rabattre sur un locatif qui est un substitut imparfait à l’achat, avec la difficulté à traduire en termes monétaires la perte que représente ce changement de statut. Viennent enfin ceux qui continuent à accéder à la propriété. Ils sont plutôt perdants à court terme, car ils doivent dépenser plus ou réduire leurs ambitions immobilières à budget donné. Et il est difficile de dire a priori s’ils seront perdants ou gagnants à long terme, puisque ceci dépendra des prix immobiliers futurs auxquels ils pourront éventuellement choisir de revendre leur logement, nécessairement inconnus à la date où le statisticien essaie de mesurer le niveau de vie.

Cette recherche des gagnants et des perdants sera encore plus compliquée si on veut tenir compte de ce que la hausse des prix n’est pas un phénomène homogène : elle est très variable selon les territoires. Et ne parlons pas des transmissions entre ménages (donations, successions) qui viennent encore complexifier l’analyse…

On voit bien que les difficultés méthodologiques s’accumulent rapidement lorsqu’on pense à faire entrer les prix immobiliers dans les indicateurs de niveau général des prix. Un argument de vases communicants permet de les évacuer en considérant leurs variations comme neutres à court terme et en moyenne car ne générant que des effets de transferts entre ménages. Aller au-delà de ce court-terme et de la moyenne et appréhender la diversité et la complexité des effets de la hausse des prix immobiliers ne sont vraisemblablement pas du ressort d’indicateurs agrégés et instantanés. Il paraît plus adapté de se plonger dans l’ensemble des indicateurs et études produits par l’Insee sur le sujet, qui sont déjà nombreux, quitte éventuellement à en allonger la liste, si certaines dimensions du phénomène sont insuffisamment documentées.

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