Faut-il fixer un seuil de richesse ?

Faut-il fixer un seuil de richesse ?

L’Insee produit les données utiles à l’analyse des inégalités en France. Il publie régulièrement des études sur le sujet. Au niveau international, un seuil de pauvreté a été défini, naturellement associé à la politique publique de lutte contre la pauvreté. De l’autre côté du spectre, l’Insee réalise des travaux sur les 10 % les plus aisés de la population, voire les 1 %, 0,1 % et même 0,01 % lorsque les sources s’y prêtent. Sur les patrimoines aussi, l’Insee publie des données et analyses, qui pour certaines mettent en regard patrimoines et revenus. Les écarts de richesse et de niveau de vie sont ainsi documentés finement par la statistique publique. Ce qui peut expliquer pourquoi aucune instance, en France ou à l’étranger, n’a proposé d’établir un seuil de richesse, dont le lien avec les politiques publiques resterait par ailleurs à établir.

L’Observatoire des inégalités a récemment publié la seconde édition de son « Rapport sur les riches en France ». À la faveur de cette publication, l’Insee est interpellé et se voit reprocher de ne pas définir un seuil de richesse et de ne pas publier de statistiques sur la proportion de riches dans notre pays : « L’institut public en charge de la statistique ne juge pas pertinent de se poser la question ».

Voyons ce qu’il en est dans les faits.

Au passage, précisons que contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, l’Observatoire n’est pas un organisme public mais une association, sans rapport avec les administrations, et qui ne prétend pas avoir consulté les producteurs ou utilisateurs de statistiques. C’est tellement vrai que le « Rapport », s’il a manifestement été transmis à beaucoup d’organes de presse, n’a pas été communiqué à l’Insee.

Un seuil de richesse, pour quoi faire ?

Un argument avancé pour établir un seuil de richesse, et qui peut paraître naturel, se fonde sur le parallèle avec le taux de pauvreté : puisqu’on définit un seuil de pauvreté, qu’on publie chaque année le taux de pauvreté, pourquoi l’Insee ne présente-t-il pas les chiffres symétriques en haut de la distribution de revenus : le seuil de richesse et le taux de richesse ?

Il faut rappeler qu’au taux de pauvreté est associée une politique publique, non ambiguë, en France comme dans la plupart des pays : limiter les phénomènes de pauvreté. Partant, puisqu’on ne peut piloter que ce qu’on mesure, il faut mesurer la proportion de population pauvre, en ayant défini au préalable un seuil de pauvreté ; il faut aussi mesurer – et l’Insee s’y applique – l’intensité de la pauvreté, c’est-à-dire l’écart moyen du revenu des ménages pauvres au seuil de pauvreté.

Cette préoccupation n’est pas propre à l’Insee et à la statistique publique française. Au niveau international, deux seuils de pauvreté sont particulièrement utilisés : 50 % ou 60 % du niveau de vie médian des ménages du pays concerné. On peut ainsi trouver des tableaux comparatifs des taux de pauvreté dans les publications d’organisations internationales comme l’Union européenne ou l’OCDE.

Il n’existe rien de comparable en matière de « taux de richesse ». Aucun seuil de richesse n’a jamais été défini au niveau international, et depuis plus de dix ans de réunions internationales des responsables des instituts nationaux de statistiques, jamais le sujet n’a été mis sur la table, que ce soit au niveau de l’Union européenne, de l’OCDE ou des Nations Unies. Au reste, si le taux de pauvreté trouve naturellement sa place parmi les 232 indicateurs de suivi des objectifs de développement durable retenus à l’ONU, ce n’est le cas d’aucun taux de richesse.

D’ailleurs, quelles sont les politiques publiques intéressées par la proportion de riches ? S’agit-il de la faire progresser, ou de la faire baisser ? S’agit-il de prôner une plus forte progressivité des prélèvements obligatoires ? Dans ce cas, les études de l’Insee sur la redistribution ne font pas défaut, et elles sont nettement plus informatives et plus utiles que la définition conventionnelle d’un seuil de richesse.

Si le sujet du seuil de richesse n’est pas posé au niveau international, il ne l’est pas non plus par nos utilisateurs nationaux. Le Conseil national de l’information statistique, notamment dans ses avis sur les priorités de moyen terme, les règlements européens, ou les débats nationaux alimentés par France Stratégie ou de multiples hauts conseils – pour prendre les trois sources principales d’expression des besoins – n’ont jamais sollicité la statistique publique pour caractériser une population de « riches ».

De fait, l’Insee a préféré mobiliser ses moyens et son énergie pour approfondir la mesure des phénomènes de grande pauvreté, développer des estimations précoces de taux de pauvreté, engager la préparation d’une nouvelle enquête auprès des sans domicile, ou tout récemment enquêter un échantillon de bénéficiaires de l’aide alimentaire.

Pour autant, l’Insee met à disposition des chercheurs les sources de ses statistiques, diffuse de nombreux indicateurs sur les revenus et les patrimoines en open data ainsi que des analyses sur les inégalités. C’est bien grâce à ce rôle reconnu de la statistique publique que l’Observatoire a pu mener ses propres analyses, et contribuer, à sa manière, au débat public en proposant un seuil de richesse.

Il est donc d’autant plus regrettable que l’Observatoire ait choisi de céder aux poncifs usuels, en écrivant que « les données sur les revenus sont lacunaires en France ». Quiconque de bonne foi comparant ce que met l’Insee à la disposition des chercheurs et ce qu’on peut trouver dans la majorité des autres pays ne peut partager ce jugement.

L’Insee produit de nombreux travaux sur les plus hauts revenus

Si l’Insee ne définit pas de seuil de richesse et n’établit pas de proportion de personnes riches, les données caractérisant les 10 % de personnes les plus aisées et l’évolution de leurs revenus ne manquent pas. Pourquoi 10 % ? La statistique publique a l’habitude de découper la population en dixièmes ou en cinquièmes, notamment pour calculer des indicateurs d’inégalités usités depuis des décennies et dans tous les pays, comme le rapport interdécile ou les écarts entre la masse des niveaux de vie détenue par les 20 % des personnes les plus aisées et celle détenue par les 20 % des personnes les plus pauvres. Ces 10 % les plus aisés consacrent par exemple 12 % de leur budget aux dépenses de logement et 10 % aux dépenses dans l’hôtellerie et la restauration contre respectivement 23 % et 5 % pour les 10 % les plus modestes. Ils attribuent à la vie qu’ils mènent en général une note moyenne de 7,8 sur 10, contre 6,5 pour les 10 % les plus modestes.

Les travaux de l’Insee permettent d’aller plus loin et de s’intéresser aux 1 % et 0,1 %, voire 0,01 % les plus aisés, en se limitant toutefois aux revenus déclarés compte tenu des données disponibles, ou bien au top 1 % et top 1000 des salaires :

Qui s’intéresse aux plus aisés de nos concitoyens ne manque pas de matière fournie par la statistique publique. C’est au reste cette matière elle-même qui est largement utilisée par l’Observatoire des inégalités dans son rapport. Sans compter les analyses de la redistribution, qu’elle soit monétaire (prestations sociales, impôts et cotisations…) ou bien élargie à l’ensemble des services publics, y compris les prestations en nature (santé, éducation…) : en moyenne, les 10 % les plus modestes reçoivent 6,4 % du revenu après transfert, contre 2,4 % du revenu avant transferts. Les 10 % les plus aisés reversent quant à eux 35 % de leur revenu avant transferts au titre de la redistribution élargie, ce qui correspond à 10,8 % du revenu national.

Riches en revenus ou en patrimoine ?

L’Observatoire des inégalités reproche aussi à l’Insee d’étudier seulement de manière séparée revenus et patrimoine, sans les associer. S’il est vrai que ces deux dimensions sont souvent analysées séparément (d’une part les hauts revenus, d’autre part les hauts patrimoines), les données sur le montant de patrimoine et sa composition en fonction du niveau de revenu existent et sont diffusées par l’Insee (par exemple le montant de patrimoine brut moyen et la décomposition détaillée du patrimoine, selon le dixième de revenu disponible). Et diverses études éclairent la composition du patrimoine selon le niveau de vie. Deux exemples pour l’illustrer : dans une étude inédite comparant les « ménages médians » (dont le niveau de vie est compris entre 90 % et 110 % du niveau de vie médian) aux autres ménages, dont les « aisés », ceux qui ont un niveau de vie supérieur à 180 % du niveau de vie médian, l’Insee avait également montré qu’un ménage aisé sur deux avait perçu un héritage au cours de sa vie, contre un ménage médian sur trois ; 35 % des ménages aisés contre 14 % des ménages médians avaient reçu une donation au cours de leur vie. Quant aux récents travaux sur les multipropriétaires, il en ressort que parmi les 10 % les plus aisés, 60 % des ménages sont multipropriétaires, contre 13 % des ménages de la moitié la plus modeste. Cette part s’élève à 76 % parmi les 1 % les plus aisés, et 81 % parmi les 0,1 % les plus aisés.

Au terme de ce rapide panorama, peut-on prétendre que les données sur les revenus sont lacunaires en France ? Ou que l’Insee, même s’il ne définit pas de seuil de richesse, se désintéresse de la diversité des situations tout au long de l’échelle des revenus et des patrimoines, notamment en haut ? L’Insee publie force statistiques sur les distributions de revenus. Il compare la situation des ménages selon leurs revenus en distinguant les ménages médians et les ménages aisés. Pour autant, il ne lui revient pas de définir de façon définitive un seuil de richesse sans qu’ait été réfléchie et discutée au préalable l’utilité d’un tel seuil pour l’ensemble des politiques publiques.

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