L’espérance de vie, un calcul certes fictif, mais très utile
L’espérance de vie est l’indicateur de référence au niveau international pour résumer les conditions de mortalité d’une année donnée. Il correspond à l’âge moyen auquel décéderait une génération fictive qui connaîtrait, tout au long de sa vie, les taux de mortalité par âge observés l’année considérée. Elle n’est donc ni l’âge moyen auquel décéderont les personnes nées l’année considérée ni l’âge moyen des personnes qui sont décédées cette année-là.
L’espérance de vie est un âge au décès « fictif », mais sa force est de ne pas dépendre de la structure par âge de la population. Il est de ce fait l’indicateur le plus adapté pour comparer les conditions de mortalité dans le temps, mais aussi dans l’espace ou entre populations.
L’espérance de vie est par construction un indicateur conjoncturel. S’il faut se garder de sur-interpréter ses fluctuations conjoncturelles, comme lors d’épisodes particuliers tels que la crise sanitaire de Covid-19, ses évolutions sur longue période sont précieuses pour éclairer les perspectives démographiques, en particulier dans le cadre des projections de population.
Comme chaque début d’année, l’Insee vient de publier son dernier bilan démographique. Ce bilan dresse un panorama des évolutions du nombre d’habitants résidant en France, ainsi que de la fécondité et de la mortalité de l’année qui vient de s’écouler. En 2024, l’espérance de vie à la naissance s’établit à 85,6 ans pour les femmes et à 80,0 ans pour les hommes : par rapport à 2023, elle est stable pour les femmes et en légère hausse pour les hommes (+0,1 an). Elle avait fortement reculé en 2020 du fait de l’épidémie de Covid-19 (elle avait alors atteint 85,1 ans pour les femmes et 79,1 ans pour les hommes) et était restée à des niveaux comparables en 2021 et 2022, années encore marquées par une forte surmortalité (Blanpain, 2023). L’espérance de vie s’était ensuite redressée en 2023. Comment interpréter ces chiffres ? Mais d’abord, que signifie l’espérance de vie ? Et pourquoi recourir à un tel indicateur ?
Qu’est-ce que l’espérance de vie ?
L’espérance de vie est un calcul statistique dont la définition est partagée par tous les organismes nationaux et internationaux, à commencer par l’Organisation des Nations Unies (ONU). L’espérance de vie à la naissance mesurée pour une année donnée est « la durée de vie moyenne d’une génération fictive qui connaîtrait, tout au long de son existence, les conditions de mortalité par âge de l’année considérée. C’est un indicateur synthétique des taux de mortalité par âge de l’année considérée ». Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Quel intérêt, si c’est « fictif » ?
Pour comprendre ce qu’est l’espérance de vie à la naissance, le plus simple est de prendre un exemple. En 2019, avant la pandémie de Covid-19, l’espérance de vie à la naissance des femmes était de 85,6 ans et celle des hommes de 79,7 ans. C’est l’âge moyen auquel seraient décédés les femmes et les hommes s’ils avaient eu, tout au long de leur vie, les taux de mortalité par sexe et âge observés en 2019.
Pour illustrer comment l’espérance de vie en 2019 est calculée, suivons le cheminement ci-dessous :
• Partons d’un effectif de 100 personnes qui naissent en 2019. Supposons que ces personnes soient soumises pendant toute leur vie aux « conditions de mortalité » de l’année 2019, c’est-à-dire qu’elles aient à chaque âge les taux de mortalité par sexe et âge observés en 2019.
• On calcule, dans ces conditions, combien de personnes décéderaient avant leur 1er anniversaire ; pour cela, on applique à ces 100 bébés la probabilité qu’ils décèdent avant l’âge de 1 an, observée en 2019. Soit N1 le nombre de bébés décédés avant l’âge de 1 an.
• On calcule ensuite combien de personnes décéderaient avant leur 2e anniversaire ; pour cela, on applique à ces 100-N1 personnes la probabilité qu’elles décèdent entre l’âge de 1 an et de 2 ans, observée en 2019. Soit N2 le nombre de personnes décédées entre l’âge de 1 an et de 2 ans.
• Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’ensemble de la génération soit décédée.
Ce cheminement illustre bien ce qu’on appelle une génération « fictive », car personne n’aura au cours de sa vie à la fois 0 an en 2019, 1 an en 2019, 2 ans en 2019, etc. Les bébés nés en 2019 auront 1 an en 2020, 2 ans en 2021, etc. Il faudrait donc attendre plus de 100 ans, soit au moins l’année 2120, pour pouvoir mesurer leur « vrai » âge moyen au décès. Il ne faut donc pas confondre l’espérance de vie à la naissance en 2019 et l’âge moyen auquel décéderont les personnes nées en 2019.
Or, on a besoin de savoir, sans attendre tout ce temps, comment la mortalité évolue, notamment lorsque, comme en 2003 ou 2020, un événement (une canicule, une crise sanitaire…) a un fort impact sur les décès. Pour résumer les conditions de mortalité d’une année donnée, et les comparer d’une année à l’autre, on utilise l’indicateur d’espérance de vie : un seul chiffre pour résumer plus d’une centaine de taux de mortalité par âge mesurés une année donnée.
Pourquoi ne pas prendre tout simplement l’âge moyen au décès des personnes décédées une année donnée ?
On pourrait aussi ne considérer que les personnes effectivement décédées en 2019 et calculer tout simplement « l’âge moyen des personnes qui sont décédées en 2019 », puis comparer cet âge à celui des personnes décédées une autre année, en 2014 par exemple. Mais on ne tiendrait alors pas compte du fait que la population n’a pas la même structure par âge chaque année : le nombre de personnes âgées de 80 ans ou plus par exemple n’est pas le même en 2019 (4,1 millions) qu’en 2014 (3,7 millions). Cela influe sur le nombre de décès, la mortalité étant bien plus élevée aux âges avancés qu’aux jeunes âges : plus il y a de personnes âgées dans la population, plus il y a potentiellement de décès une année donnée. Le profil par âge des personnes décédées une année donnée dépend donc fortement de la taille des générations nées par le passé. Or, notre histoire démographique est marquée par des variations importantes, qu’il s’agisse des creux de naissances pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle ou du baby-boom qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, en 2014, 7 200 personnes sont décédées l’année de leur 73e anniversaire, contre 11 200 en 2019. Le nombre de décès en 2019 est beaucoup plus élevé alors même que la probabilité de décéder à cet âge a diminué entre 2014 et 2019. En fait, les personnes âgées de 73 ans en 2014 sont nées en 1941, pendant la Seconde Guerre mondiale, une année où il y a eu un « creux » de naissances, avec seulement 522 000 naissances (figure 1). Celles qui arrivaient à 73 ans en 2019 sont nées en 1946, première année du baby-boom, où il y a eu au contraire beaucoup de naissances : 844 000 bébés sont nés en 1946. Il y a donc beaucoup plus de personnes pouvant décéder à 73 ans en 2019 qu’en 2014 et, dans les faits, le nombre de décès à cet âge a été effectivement bien plus élevé en 2019 qu’en 2014. Cela contribue mécaniquement à un âge moyen au décès plus élevé en 2019.
Figure 1 – Nombre de naissances par année de 1901 à 2024
Ce qui nous intéresse, ce n’est pas de savoir que plus de personnes décèdent en 2019 qu’en 2014 parce qu’il y a plus de personnes âgées, mais si les conditions de mortalité sont « meilleures » en 2019 qu’en 2014, c’est-à-dire si elles conduisent à allonger la durée de la vie ou pas. L’indicateur d’espérance de vie, parce qu’il « neutralise » les différences de structures par âge, est l’indicateur tout trouvé ; avec le raisonnement en « génération fictive », on applique des probabilités de décès par âge à cette génération, sans jamais faire intervenir la taille des générations ou les effectifs de population de tel ou tel âge.
L’espérance de vie est l’indicateur le plus adapté pour comparer les conditions de mortalité dans le temps (Blanpain, 2018), mais aussi dans l’espace, par exemple entre des pays qui n’ont pas le même nombre d’habitants, ni la même structure par âge (Pison et Belloc, 2005).
L’espérance de vie, à tous les âges de la vie
L’espérance de vie est le plus souvent calculée à la naissance, mais elle peut être déclinée à tous les âges de la vie, par exemple à 65 ans (Insee, datavisualisation) ; elle illustre alors la durée de vie restante « dans les conditions de mortalité de l’année » des personnes ayant survécu jusqu’à cet âge. Cette approche est utile notamment lorsque l’on s’intéresse à la durée de vie des personnes au-delà d’un certain âge, comme cela est le cas dans le cadre des réflexions sur l’âge de départ en retraite par exemple, mais aussi pour identifier à quels âges se concentrent les gains (ou pertes) d’espérance de vie (Papon, 2019).
L’espérance de vie est usuellement déclinée par sexe, mais elle peut aussi l’être par d’autres caractéristiques telles que le diplôme, la catégorie sociale (Blanpain, 2024) ou encore le niveau de vie (Blanpain, 2018).
Une baisse de l’espérance de vie une année donnée n’est pas forcément durable
L’espérance de vie a fortement baissé entre 2019 et 2020, du fait de la pandémie de Covid-19 : les hommes ont perdu 0,6 an d’espérance de vie à la naissance et les femmes 0,5 an. Cette baisse apparaît comme très marquée, au regard des évolutions passées et de la tendance à la hausse de l’espérance de vie (figure 2).
Figure 2 – Espérance de vie à la naissance des femmes et des hommes de 2000 à 2024
Une baisse aussi marquée n’est pas fréquente. Elle reflète des événements conjoncturels ayant une influence particulièrement forte sur les décès. En dehors de la pandémie de Covid-19, sur la période récente, l’espérance de vie a fléchi en 2015, du fait d’un épisode grippal sévère (– 0,2 an d’espérance de vie à la naissance pour les hommes et – 0,3 an pour les femmes). En 2003, la hausse de l’espérance de vie a marqué le pas (– 0,1 an pour les femmes, + 0,1 an pour les hommes) en raison d’une canicule, de courte durée mais très intense. L’espérance de vie est ensuite, à chaque fois, repartie à la hausse une fois l’épisode conjoncturel passé. La hausse peut même être plus forte que la tendance passée. Cela tient à un phénomène bien connu, dit « effet moisson » (Barbieri, Nizard et Toulemon, 2006) : certaines personnes fragiles décèdent plus tôt en raison de conditions sanitaires ou climatiques inhabituelles. Ces décès diminuent d’autant ceux survenus l’année suivante, quelle qu’en soit la cause. Il faut donc se garder de sur-interpréter les fluctuations conjoncturelles de l’espérance de vie et s’intéresser également aux évolutions sur longue période, utiles par exemple pour les projections de population et les perspectives d’équilibre des systèmes de retraite.
L’effet « moisson » peut donc conduire à une hausse de l’espérance de vie temporairement plus forte que par le passé, mais un épisode conjoncturel peut aussi induire une « marche » plus durable sur l’espérance de vie. Ce fut le cas à la suite de la canicule de 2003 : la hausse de l’espérance de vie a repris plus vivement qu’attendu en l’absence de canicule ; l’attention apportée aux personnes âgées en cas de forte chaleur a été plus grande, avec différentes mesures prises, par exemple la mise en place d’un plan national canicule déclenché en cas de températures particulièrement élevées (InVS, 2006).
L’espérance de vie une année donnée ne permet pas de connaître la durée de vie d’une génération
Dans une génération donnée, les personnes traverseront les conditions de mortalité pendant une période d’une centaine d’années. La baisse marquée intervenue en 2020 nous dit que la pandémie a eu un impact particulièrement fort sur les conditions de mortalité en 2020, et que la baisse de l’espérance de vie est d’une ampleur inédite par rapport aux évolutions observées depuis plus de cinquante ans. Toutefois, la baisse de 0,6 année de l’espérance de vie à la naissance pour les hommes en 2020 ne veut pas dire que les hommes nés en 2020 ont perdu 0,6 année de vie par rapport à ceux nés un an plus tôt. Ils en perdront sans doute moins, voire en gagneront au contraire, puisqu’ils devraient bénéficier lorsqu’ils arriveront à des âges plus élevés de gains de durée de vie dans les années futures. Selon les experts consultés pour établir les projections de population réalisées par l’Insee, l’espérance de vie devrait en effet continuer d’augmenter (Algava et Blanpain, 2021).
Terminons par un point de vocabulaire. La confusion sur le sens de l’« espérance » de vie vient notamment du fait que, dans le langage courant, l’espérance est synonyme d’espoir. L’espérance de vie est alors vue comme l’espoir du nombre d’années restant à vivre. Mais en mathématiques, l’espérance est simplement l’autre nom donné à la « moyenne » : l’espérance mathématique d’une variable aléatoire est la moyenne des valeurs possibles prises par la variable, pondérées par leurs probabilités (Académie française). Moins poétique. ■
Pour en savoir plus
- Insee, 2025, Bilan démographique 2024 – Chiffres détaillés, janvier
- Thélot H., 2025, « Bilan démographique 2024 », Insee Première n° 2033, janvier
- Blanpain N., 2024, « Les écarts d’espérance de vie entre cadres et ouvriers : 5 ans chez les hommes, 3 ans chez les femmes », Insee Première n° 2005, juillet
- Blanpain N., 2023, « 53 800 décès de plus qu’attendus en 2022 : une surmortalité plus élevée qu’en 2020 et 2021 », Insee Première n° 1951, juin
- Insee, 2023, « L’espérance de vie c’est quoi ? », vidéo, septembre
- Papon S., 2022, « La fécondité se maintient malgré la pandémie de Covid-19 », Insee Première, n° 1889, janvier
- Algava E. et Blanpain N., 2021, « Projection de population pour la France – Méthodes et hypothèses », Document de travail, Ined, n° 2021/05, novembre
- Papon S., 2020, « En Europe, selon le pays, les femmes vivent entre 3 et 10 ans de plus que les hommes », Insee Focus n° 193, juin
- Papon S., 2019, « Les gains d’espérance de vie se concentrent désormais aux âges élevés », Insee Focus, n° 157, juin
- Blanpain N., 2018, « De 2,8 millions de seniors en 1870 en France à 21,9 millions en 2070 ? », France portrait social, Insee, novembre
- Blanpain N., 2018, « L’espérance de vie par niveau de vie : chez les hommes, 13 ans d’écart entre les plus aisés et les plus modestes », Insee Première n° 1687, février
- Barbieri M., Nizard A. et Toulemon L., 2006, « Écarts de température et mortalité en France », Document de travail n° 136, Ined
- Institut national de veille sanitaire (INVS), 2006, « Après la vague de chaleur d’août 2003, une meilleure connaissance au service d’une meilleure prévention », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, numéro thématique n° 19-20/2006, mai
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