Le PIB reste-t-il un indicateur pertinent ?

Le PIB reste-t-il un indicateur pertinent ?

Le terme « PIB » est passé dans le langage courant, pour autant peu de gens savent précisément ce qu’il recouvre. Dans le monde économique et au-delà, les critiques ne manquent pas : le PIB mesurerait mal l’activité économique ; le PIB devrait mesurer autre chose. Développé au milieu du 20e siècle, le PIB continuerait à avoir du succès mais passerait aujourd’hui à côté de l’essentiel.

Dans ce billet, nous expliquons en quoi le PIB et surtout l’architecture du Système de Comptabilité Nationale qui le sous-tend conservent leur pertinence pour analyser un grand nombre de questions économiques, comme l’évolution du partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits, ou celle des finances publiques par exemple. Le PIB et les comptes nationaux permettent des comparaisons, notamment entre pays et entre périodes temporelles, et fournissent une information régulière et rapide utile aux décisions de politique économique. Des défis de mesure se posent néanmoins dans le cadre du système actuel de comptabilité. Un billet associé, « Augmenter » les comptes nationaux pour aller au-delà de la seule mesure de l’activité économique, (publié ce jour) revient sur les compléments qui peuvent être apportés au PIB, notamment dans les dimensions sociale et environnementale.

Les comptes nationaux et leur indicateur phare, le Produit intérieur brut (PIB), ont été mis au point au milieu du 20e siècle pour répondre aux préoccupations de l’époque : le chômage de masse induit par la Grande Dépression, la mobilisation des ressources nationales (pendant la seconde guerre mondiale, et après pour la reconstruction), le développement de l’État et des politiques économiques. Les normes de comptabilité nationale se sont rapidement développées dans un cadre international tandis que méthodes et sources s’enrichissaient considérablement (A. Vanoli , 2002).

Le PIB est un indicateur résumé de l’activité économique

Qu’est-ce que le PIB ? Une discussion conceptuelle de ce sujet, qui est d’importance, va au-delà de l’objet de ce billet (Blanchet et Fleurbaey, 2022). On se limitera ici à rappeler, de façon schématique, que le PIB entend mesurer les activités socialement organisées de fabrication de biens et de fourniture de services : le PIB en valeur inclut à titre principal tous les biens et services qui sont vendus dans le cadre d’opérations monétaires ; la croissance du PIB en volume peut être comprise comme un indicateur de l’évolution de la taille de l’économie, une fois déduite l’augmentation moyenne des prix.

Une propriété très forte du PIB est qu’il peut être appréhendé selon trois optiques :

  1. La somme des valeurs ajoutées des différentes branches d’activité de l’économie : ce qu’elles ont produit, diminué de ce qu’elles ont consommé pour produire ;
  2. La somme des revenus d’activité ;
  3. La demande finale en biens et services (figure 1).

Figure 1 – les trois optiques du PIB (en milliards d’euros, France 2021)

Les trois optiques du PIB (en milliards d'euros, France 2021)
Source : Insee, comptes nationaux, base 2014.

Mais c’est l’architecture complète des comptes nationaux qui fait leur force

Le succès du PIB tient en partie à cette nature polymorphe. Il peut s’analyser sous plusieurs aspects qui sont tout à la fois cohérents et complémentaires : vitalité de la demande d’un côté, de la production de l’autre, dynamisme des revenus. Le PIB est donc un chiffre de synthèse, mais qui s’accompagne d’un narratif provenant des diverses manières de le décomposer et donc d’en rendre compte. De fait, l’objectif principal des comptes nationaux est bien plus vaste que de calculer le PIB. Il s’agit d’un cadre pour mesurer l’économie sous ses différents angles et rassembler un ensemble de données macroéconomiques cohérentes entre elles et dans le temps. L’ambition est de faciliter l’appréhension de l’économie, dans son ensemble et dans ses composantes, et de fournir une information utile aux décisions de politique économique. La description de l’économie recouvre le processus de production des biens et des services, les revenus qui en sont tirés et leurs utilisations (consommation, investissement, etc.). Les comptes nationaux décrivent les interactions entre les agents économiques regroupés selon leur fonction principale (produire, financer, redistribuer, consommer, etc.) ainsi que leur situation patrimoniale et la façon dont elle évolue dans le temps.

L’intérêt des comptes nationaux réside dans l’articulation de ces agrégats économiques qui facilite l’analyse. À titre d’exemple, les comptes des administrations publiques permettent d’analyser la redistribution opérée par la fourniture (souvent gratuite) de biens et services aux ménages tels que l’éducation, la ventilation des dépenses publiques selon leur fonction (santé, environnement, justice, etc.). Ici encore c’est bien le système des comptes nationaux dans son ensemble qu’il faut considérer et pas seulement le PIB, la dette ou le déficit.

Des usages limités, mais essentiels

Les comptes nationaux répondent notamment à quatre usages :

  1. Appréhender les fluctuations conjoncturelles et leurs liaisons avec des variables d’intérêt social comme l’emploi ;
  2. Décrire l’évolution des revenus, des profits et du pouvoir d’achat ;
  3. Préparer les politiques économiques, notamment les décisions budgétaires et monétaires ;
  4. De façon transverse, rapporter les grandeurs entre elles, par exemple en construisant des ratios au PIB pour interpréter les ordres de grandeur.

La croissance du PIB est une synthèse du plus ou moins grand dynamisme des activités économiques. Les comptes nationaux trimestriels, dont la première estimation est livrée dès 30 jours après la fin du trimestre, sont une construction indispensable pour mettre en cohérence les indicateurs de court terme. Sans les comptes, il n’y aurait que foisonnement d’informations sans interprétation globale. Ce besoin de synthèse ne semble pas près de disparaître, la pandémie de Covid-19 l’ayant même illustré par un cas extrême : les comptes ont répondu présent, y compris en adaptant les méthodes (plusieurs billets du blog de l’Insee y font référence : Pouget, 2020 ; Dorothée et al., 2020 ; Houriez, 2020).

L’évolution des revenus est, comme on l’a déjà signalé, la contrepartie directe de celle de l’activité. Des indicateurs fondamentaux en découlent, comme l’évolution du partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits, ou celle du pouvoir d’achat. Aujourd’hui la poussée inflationniste offre une illustration des analyses que seuls les comptes nationaux sont susceptibles d’apporter. Les conséquences du choc des prix énergétiques et de matières premières peuvent être estimés pour chacun des acteurs : effets sur les revenus réels, la consommation, les profits, les finances publiques, les comptes extérieurs.

Les politiques économiques reposent nécessairement sur un diagnostic de l’état récent de l’économie, ainsi que sur des prévisions (ou projections) à court ou long terme. Les modélisations qui sous-tendent ces scénarios prévisionnels s’appuient sur le cadre des comptes. La confection du budget n’a pas d’autre choix que d’évaluer l’incidence de la conjoncture sur les recettes, et la conduite de la politique monétaire suppose une analyse macroéconomique des facteurs influençant l’inflation.

Enfin le dernier usage provient de la faculté de rapporter les grandeurs entre elles et de les comparer. En particulier, le PIB est fréquemment utilisé comme « dénominateur de référence ». Certains ratios (taux d’endettement, taux de prélèvement obligatoire, position extérieure nette, etc.) facilitent les interprétations et permettent des comparaisons, notamment entre pays et entre périodes temporelles, qui sans cela seraient dénuées de sens. Ils peuvent aussi être mobilisés dans des analyses de soutenabilité financière.

Des critiques nombreuses que les comptes nationaux intègrent à leur rythme

Bien que le PIB soit très largement utilisé, de nombreuses critiques sont formulées à son encontre. Elles sont de deux types : celles qui considèrent qu’il faudrait élargir le PIB au-delà de la seule dimension monétaire, et celles qui portent sur la mesure de l’activité économique elle-même.

Le PIB n’est pas un indicateur de bien-être

La première critique ne porte pas tant sur le PIB que sur son interprétation. À cet égard, les comptables nationaux considèrent que le PIB n’est pas et ne doit pas être utilisé comme un indicateur de bien-être. Le Système de comptabilité nationale indique néanmoins (§1.75 et suivants) qu’on peut s’attendre à une corrélation entre croissance et progrès dans les conditions de vie matérielles. Ainsi, le PIB ne prétend pas être un résumé adéquat du bien-être économique, mais malgré tout la croissance du premier est supposée associée en général à un progrès du second.

Que l’on soit ou non d’accord avec cela, les usages courants des comptes, recensés plus hauts, paraissent valides sans qu’il soit besoin de postuler une liaison étroite entre PIB et bien-être. Par ailleurs, la révision en cours des comptes nationaux (publication du nouveau Système de comptabilité nationale en 2025) ambitionne d’élargir la perspective à d’autres dimensions du bien-être et de la soutenabilité, comme le recommandait déjà le rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2009. Il est ainsi envisagé l’intégration d’un compte de ménages « par catégorie » (âges, niveaux de vie, etc.) pour enrichir les comptes nationaux d’une analyse de la redistribution des revenus entre ménages en cohérence avec les autres agrégats de comptabilité nationale, ou la prise en compte des coûts d’épuisement des ressources naturelles dans la mesure du produit intérieur net (PIN). Le programme des comptes nationaux augmentés amorcé par l’Insee se situe également dans cette optique (lire le billet de blog publié ce jour sur le sujet).

Le PIB « mesurerait mal l’activité économique »

Quant à la seconde critique sur la mesure de l’activité économique, elle est cruciale pour les comptables nationaux ; les systèmes de comptabilité nationale ont largement évolué depuis leurs débuts dans les années 50 sous l’effet à la fois de la prise en compte des enjeux économiques et de l’évolution des sources de données disponibles et des méthodes.

Certaines évolutions sont toutefois difficiles à prendre en compte, c’est le cas notamment de la localisation des actifs immatériels liés à la propriété intellectuelle. Rappelons-nous l’émoi provoqué par la révision à l’été 2016 de la croissance du PIB irlandais de l’année précédente (de 7 % à plus de 25 % en volume). Cette révision inédite, au moins en Europe, correspondait à un nouveau traitement dans les comptes nationaux irlandais de la relocalisation d’actifs immatériels de quelques multinationales à des fins d’optimisation fiscale générant des royalties reçues du Reste du Monde et donc du PIB. Deux ans plus tard, l’institut de statistique irlandais a dû créer un nouvel indicateur pour suivre l’activité : le « PIB * ». Quel sens donner à cette évolution du PIB déconnectée des autres agrégats : consommation des ménages, emploi ou revenu net ? Ici, sans doute faut-il reconnaître que le PIB est passé à côté de l’essentiel.

Malheureusement, les évolutions envisagées dans la prochaine révision ne répondront vraisemblablement pas sur le fond à cette critique. Elles devraient se limiter à des recommandations sur la présentation des résultats : distinguer notamment les entités contrôlées par des multinationales non résidentes des autres unités.

Bien d’autres questions pourraient être mentionnées : mesure des actifs immatériels tels que les logiciels, les bases de données ou la recherche et développement, prise en compte des effets « qualité » (notamment des technologies de l’information et de la communication), prise en compte de l’activité domestique, traitement des services numériques gratuits, etc. En outre la prochaine révision du Système de comptabilité nationale, bien que prenant en compte des aspects environnementaux, reste très prudente, et les externalités négatives de la croissance sur le climat par exemple ne sont pas prises en compte. On pourrait donc juger que les comptes nationaux n’évoluent pas assez rapidement. C’est vrai, mais il existe une tension entre la nécessité d’innover pour répondre aux enjeux économiques et le besoin de conserver la comparabilité des résultats entre les pays. Il faut que les innovations puissent être mises en œuvre par le plus grand nombre, sinon on perd une des grandes forces des comptes nationaux : leur comparabilité. Un exemple récent illustre bien ce point. Pendant la pandémie Covid-19, le traitement des conséquences des confinements sur la production des administrations publiques a fait débat au sein de l’Union européenne. Eurostat (le service statistique de la commission européenne) a alors produit des recommandations pour uniformiser autant que possible les méthodes, mais elles n’ont pas été totalement suivies par les pays. Résultat : la comparaison des performances économiques des différents pays de l’Union face au Covid-19 a été brouillée temporairement.

En conclusion, le PIB répond à des usages concrets, à condition de ne pas oublier les autres agrégats des comptes nationaux : pouvoir d’achat des ménages, consommation, profit des entreprises, dépenses des administrations publiques, etc. Trois caractéristiques des comptes qui en font la force se dégagent :

  • Synthèse de sources de données pour produire un ensemble cohérent s’appuyant sur une architecture, un système (séquence de comptes, identités comptables) qui facilite l’analyse, par exemple la décomposition de l’évolution du PIB selon ses composantes ;
  • Continuité temporelle et possibilité de comparaisons internationales ;
  • Publications rapides et régulières.

Bien entendu, il reste beaucoup à faire. En premier lieu, il s’agit de mieux expliquer ce qu’on mesure, les limites des usages, d’ouvrir la « boîte noire » aux utilisateurs. La prochaine révision du Système de compatibilité nationale apportera des réponses à certaines critiques, mais il restera des domaines importants non traités (la mondialisation notamment) sur lesquels il faut investir. L’Insee aura aussi à poursuivre ses efforts afin d’améliorer la mesure à travers les développements méthodologiques, la mobilisation de nouvelles sources de données, les échanges de données entre pays sous l’égide des organisations internationales.

Par ailleurs, le PIB ne prenant pas en compte les externalités négatives sur l’environnement et plus globalement sur le bien-être des activités économiques, il faut le compléter en trouvant le bon équilibre entre incorporation au cadre régulier de publication des comptes et extensions occasionnelles, et entre juxtaposition d’informations et construction d’agrégats de synthèse notamment (cf. billet associé).

Pour en savoir plus

Crédits photo : © Ricochet64 – stock.adobe.com

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