Qui sont les travailleurs essentiels ? Un enjeu en temps de crise sanitaire mais aussi pour les politiques de logement

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Marie Acs, Clotilde Sarron et Mustapha Touahir, Insee
Qui sont les travailleurs essentiels ? Un enjeu en temps de crise sanitaire mais aussi pour les politiques de logement

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Une infirmière qui ne peut pas se rendre à l’hôpital, un éboueur qui ne peut pas assurer sa tournée, un ouvrier de l’agro-alimentaire qui ne peut rejoindre son usine : la question des secteurs et des travailleurs qualifiés d’« essentiels » s’est imposée dans le débat public lors du premier confinement au printemps 2020. Pourtant, cette question faisait l’objet de travaux bien avant la vague épidémique car la problématique du logement et des déplacements entre domicile et lieu de travail de certaines catégories de salariés est un enjeu dans l’aménagement des territoires. Le périmètre des travailleurs essentiels n’est pas figé : il dépend des priorités collectives, selon qu’on fait référence à une norme économique, sanitaire ou encore environnementale.

La loi « différenciation, déconcentration, décentralisation et simplification », dite loi 3DS du 21 février 2022 traite de nombreux sujets, parmi lesquels le logement au sein des territoires. Fruit de nombreux débats amorcés dès 2019, elle reflète aussi l’impact de la crise de la Covid-19 : l’article 78 en particulier évoque « un objectif d’attributions aux demandeurs de logement exerçant une activité professionnelle qui ne peut être assurée en télétravail dans un secteur essentiel pour la continuité de la vie de la Nation ». L’article précise que c’est « à la conférence intercommunale du logement » qu’il reviendra de définir le périmètre des travailleurs essentiels, en fonction des besoins du territoire. Les intercommunalités pourront s’appuyer sur les travaux menés depuis plusieurs années par l’Insee et le service statistique public pour éclairer le débat : quels sont les secteurs essentiels ? Plus généralement, comment définir les travailleurs essentiels ?

Le logement des « travailleurs-clés », un enjeu pour les grandes métropoles

Dès le début des années 2000, au Royaume-Uni (à Londres, mais aussi dans l’est et le sud-est du pays), les politiques publiques se sont intéressées aux key workers, les « travailleurs-clés », et à leurs conditions de logement. Les choix de lieu de résidence et d’emploi sont liés : ils dépendent à la fois du coût du logement et du temps de trajet entre domicile et travail qui sont tous deux plus élevés dans les grandes métropoles. Cet accès au logement plus difficile peut générer une pénurie de main-d’œuvre dans les secteurs clés de ces territoires, ou une forte dépendance au transport pour les travailleurs de ces secteurs. Cela concerne particulièrement les keys workers dans la mesure où ils occupent souvent des emplois moins bien rémunérés que la moyenne. Dans ce contexte, des programmes d’aide au logement dédiés aux key workers ont été mis en place : les bénéficiaires des programmes Key Worker Living (KWL) et Starter Home Initiative (SHI) de 2001 travaillaient dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de la garde d’enfants ou de la sécurité (police, pompiers, etc.).

Ces initiatives ont trouvé un écho en France, en particulier en Île-de-France où les tensions sur le marché du logement sont aussi vives. Ainsi, en 2013, la Direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement (DRIHL) a confié à l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) une mission de réflexion « destinée à élaborer une approche francilienne de la notion de travailleurs-clés et de parvenir à des propositions en matière de logement ». Dans la continuité des travaux britanniques, les travailleurs identifiés comme « clés » exercent leurs missions dans l’éducation, la santé, les transports, la sécurité ou la propreté, toutes considérées comme essentielles au bon fonctionnement du territoire.

Plus récemment, en 2020, suite à la crise sanitaire, l’Insee Île-de-France et l’Observatoire régional de la santé (ORS) ont travaillé sur une définition du périmètre des travailleurs-clés. Il s’agissait de repérer les travailleurs qui, lors de la première vague de la Covid-19, ont répondu aux besoins vitaux de la population en se rendant quotidiennement sur leur lieu de travail. La méthode, reproduite dans différentes régions, est illustrée Figure 1 avec les effectifs de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Se déplacer implique pour ces travailleurs un risque accru d’exposition au virus, compte tenu de l’incompatibilité de leur mission avec le télétravail et de leurs contacts fréquents avec leurs collègues ou le public au sens large. Cette approche conduit à inclure les salariés de certains commerces alimentaires dans le périmètre mais à exclure les enseignants, en situation de télétravail pour la grande majorité d’entre eux en raison de la fermeture des établissements scolaires lors du premier confinement (ce qui ne fut pas le cas pour les autres confinements).

Répartition des travailleurs-clés selon les 35 métiers et des sphères d’exposition au virus en Provence-Alpes-Côte d’Azur
Des travailleurs-clés aux travailleurs essentiels

La définition de ces travailleurs-clés du premier confinement s’est appuyée exclusivement sur deux caractéristiques : la profession d’une part, le secteur d’activité d’autre part. En langage statistique, ce sont la nomenclature détaillée des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS 2003) et la nomenclature d’activité française (NAF rev2) qui ont permis à l’Insee et à l’ORS de définir les contours de ces travailleurs-clés en Île-de-France. Afin de disposer d’un périmètre le plus objectif possible, ces deux nomenclatures ont été confrontées à la fois à la liste réglementaire établie par le ministère en charge de la santé sur les activités autorisées lors du premier confinement (arrêté ministériel du 15 mars 2020) et à d’autres listes pragmatiques (guides de bonnes pratiques par métier, conseils de l’Institut national de recherche et de sécurité).

Cette définition des travailleurs-clés s’approche des frontline workers ou « travailleurs du front » cités dans le rapport de la mission d’accompagnement des partenaires sociaux dans la démarche de la reconnaissance des travailleurs de la deuxième ligne [Ehrel, Moreau-Follenfant, 2021]. La moitié des familles professionnelles identifiées comme relevant « de la deuxième ligne » dans ce rapport comprennent des métiers qui relèvent des travailleurs-clés tels qu’ici définis. Les professions des secteurs agricole et du bâtiment en sont exclues, en raison des conditions du premier confinement (les professions agricoles ont été ensuite intégrées aux autres catégories de « travailleurs essentiels du quotidien », cf. infra).

En lien avec l’évolution de la pandémie de Covid-19 et de sa gestion par les pouvoirs publics, le périmètre des travailleurs essentiels a, par la suite, été élargi. Avec l’Apur et L’Institut Paris Region, l’Insee Île-de-France et l’ORS Île-de-France ont défini deux listes supplémentaires de travailleurs franciliens pouvant être considérés comme « essentiels aux services du quotidien de la population » (Figure 2) :

  • Les « relais des travailleurs-clés », qui correspondent aux professions contribuant au bon fonctionnement et à la réalisation des missions des travailleurs-clés. C’est le cas par exemple des comptables qui gèrent factures et paies dans un service hospitalier. S’y ajoutent d’autres missions clés telles que l’agriculture, l’information ou encore le secteur bancaire. Ces professions, davantage télétravaillables que celles des travailleurs-clés, sont dans une certaine mesure moins concernées par les problématiques de logement ;
  • Les « métiers des services publics du quotidien » qui assurent des missions dont le report serait préjudiciable aux populations, y compris hors situation de crise sanitaire. Il s’agit notamment de métiers de l’enfance et de l’éducation.
Les "travailleurs essentiels du quotidien" en Île-de-France
Le périmètre des travailleurs essentiels n’est pas figé

Les listes proposées à l’issue de ces travaux ne revêtent pas un caractère universel, ni normatif. L’Insee, en particulier, n’a pas vocation à décréter ce qui serait essentiel et ce qui ne le serait pas. Parce que leurs contacts avec le public sont généralement peu fréquents, les agriculteurs, par exemple, n’ont pas été inclus dans le groupe des travailleurs-clés. Compte tenu de l’importance de leur mission, ce choix peut évidemment être questionné. De plus, certains choix, spécifiques à l’Île-de-France, sont moins adaptés pour d’autres territoires. De même, à un niveau géographique plus fin, comme celui de la commune ou de l’intercommunalité, où se déploient des politiques publiques en matière d’attribution de logement social, la prise en compte de salariés exerçant au sein de secteurs stratégiques pour le territoire peut apparaître pertinente. C’est ainsi que, par exemple, la mairie de Paris réserve un logement social sur quatre pour les agents de la collectivité.

Dans ces travaux, si deux actifs exercent la même profession, au sein d’un même secteur et d’une même commune, ils seront tous deux considérés comme essentiels. Ou ne le seront pas. Idéalement, le caractère essentiel de chaque travailleur devrait être déterminé en prenant en compte d’autres caractéristiques que sa profession et son secteur d’activité appréhendés à partir des nomenclatures officielles, par exemple : le fait d’exercer en horaires décalés, le ou les produits fabriqués par l’entreprise, le ou les sites où interviennent effectivement les travailleurs. Mais une analyse au cas par cas est impossible, et les informations à mobiliser ne sont pas toujours disponibles.

Se pose également la question de la dénomination de ces travailleurs. Dans les travaux franciliens consécutifs au premier confinement, l’appellation de travailleurs-clés correspond aux personnes qui, à défaut de pouvoir télétravailler, doivent passer la porte de leur domicile pour se rendre sur leur lieu de travail. Lorsque le champ a été élargi aux « relais des travailleurs-clés » et aux « services publics du quotidien », l’ensemble a été baptisé « travailleurs essentiels du quotidien ». Cette appellation présente un double intérêt : d’une part, le terme « essentiel » est facilement compréhensible du grand public ; d’autre part, elle suggère que les autres actifs seraient, non pas « non essentiels » mais éventuellement « non essentiels au quotidien ». Cela permet de ménager les susceptibilités, y compris celle des statisticiens publics !

Les travaux se poursuivent : la mise en œuvre de politiques de logement dédiées aux travailleurs essentiels

Dans le prolongement des travaux conduits en Île-de-France, l’Insee a cherché à enrichir la connaissance sur les travailleurs essentiels du quotidien dans une dizaine d’autres régions, en privilégiant le périmètre des travailleurs-clés. L’ensemble de ces travaux a mis en avant la constance de certains messages et des enjeux qui en découlent. Les travailleurs-clés sont majoritairement des femmes (Figure 3). En moyenne moins bien rémunérés que l’ensemble des salariés, ils sont davantage concernés par les contrats de travail à durée déterminée et les temps partiels. En particulier, en Île-de-France, le salaire médian des travailleurs-clés (23 500 euros bruts annuels) est inférieur de 22 % à celui de l’ensemble des salariés franciliens. Par ailleurs, les emplois de travailleurs-clés sont, en Île-de-France comme en France, davantage occupés par des personnes immigrées [Edo A., Louhab S. et Ragot L., 2022]. Les conditions d’emploi moins favorables de ces personnes posent, dans les grandes métropoles plus qu’ailleurs, la question de l’accès au logement et des distances domicile-travail.

Quelques caractéristiques des travailleurs essentiels en Île-de-France

En Île-de-France, près de 800 000 actifs sont des travailleurs-clés, soit un emploi francilien sur sept. Parmi eux, 29 % occupent un logement social. À l’exception de certaines professions comme médecin ou pharmacien, les travailleurs-clés sont globalement sur-représentés, du point de vue de leur lieu de résidence, en périphérie de Paris, en particulier en Seine-Saint-Denis et en grande couronne. Ils parcourent certes des distances domicile-travail légèrement plus courtes que la moyenne (8,3 kilomètres contre 9,9 pour l’ensemble des travailleurs franciliens), mais ils utilisent davantage leur voiture ou un deux-roues motorisé pour se rendre sur leur lieu de travail, en lien probablement avec des horaires plus souvent décalés, le travail de nuit ou le week-end.

Aujourd’hui, les réflexions autour de la définition des travailleurs essentiels du quotidien se poursuivent. Dans le cadre du programme de recherche « Ville productive » qui porte sur la place du travail en ville, le Plan urbanisme construction architecture (Puca) a débuté au printemps 2021 des travaux de recherche sur le logement des travailleurs dits « essentiels ». Il s’agit notamment d’analyser en quoi cette catégorisation est pertinente en matière d’attribution de logement social (Figure 4). L’Insee Île-de-France et ses partenaires régionaux participent aux réflexions sur ce sujet qui tentent en particulier de répondre à deux questions. Quel est le bon niveau territorial pour la mise en œuvre d’un plan d’action en faveur du logement des travailleurs essentiels ? Quels acteurs peuvent être associés à la mise en œuvre de ces politiques (services de l’État, collectivités territoriales, entreprises) ? Afin de continuer à éclairer le débat public, l’Insee va enrichir en 2022 la connaissance des travailleurs essentiels du quotidien en s’intéressant aux entreprises dans lesquelles ils travaillent (quelle taille d’entreprise, quel secteur, etc.), en étudiant leurs possibilités de recours au télétravail et en analysant aussi leurs mobilités professionnelles et leurs éventuels changements de carrière.

Part des travailleurs essentiels occupant un logement social selon le territoire en Île-de-France

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