Santé, éducation, services administratifs :
la difficile mesure des activités non marchandes en temps de crise sanitaire
Pour mesurer la baisse d’activité liée à la crise sanitaire, les comptables trimestriels et plus largement l’ensemble des statisticiens produisant des indicateurs conjoncturels ont dû rapidement adapter leurs méthodes et recourir à des données nouvelles lorsque la collecte des données habituelles faisait défaut. De façon générale, ces adaptations rendues nécessaires ont temporairement affecté la comparabilité des résultats d’un pays à l’autre.
Une partie des activités entrant dans le calcul du PIB mérite une attention particulière. Il s’agit des services non marchands produits par les administrations publiques, tels que la santé, l’éducation ou les services administratifs. En effet, ces services qui n’avaient jamais été affectés, ou de façon marginale, par les crises antérieures, n’ont pas été épargnés cette fois-ci par la crise sanitaire. Une première qui a posé des difficultés aux comptables trimestriels moins armés que dans les autres champs de l’économie pour décrire fidèlement les évolutions. En recourant à l’enquête Emploi, qui permet d’évaluer la part des agents publics au travail, en mobilisant les données d’activité des hôpitaux, les statisticiens ont pu rendre mieux compte de la conjoncture. Des adaptations conformes aux préconisations d’Eurostat, mais qui n’ont pas toujours pu être suivies par tous les pays, faute de données fiables. Les comparaisons avec nos voisins européens ont ainsi été temporairement affectées.
Les mesures de confinement mises en œuvre pour lutter contre la pandémie Covid-19 ont engendré une baisse inédite, voire l’arrêt de certaines activités. Les restaurants, les hôtels, les cafés ont été parmi les secteurs les plus touchés. Les chiffres d’affaires des entreprises, y compris des indépendants, se sont effondrés dans nombre de secteurs. Et même si le PIB en mesurant l’activité de production peut s’éloigner de la notion de chiffre d’affaires (les ventes), les données d’enquêtes disponibles par ailleurs, certes perturbées elles-mêmes par la crise sanitaire, ont permis d’estimer les pertes d’activité avec une marge d’erreur raisonnable eu égard à l’ampleur des évolutions. Ces activités ont ainsi pu être décrites de façon relativement comparable d’un pays à l’autre.
Toutefois, le PIB tient non seulement compte des activités des entreprises qu’on qualifie de « marchandes », mais aussi des activités de production des administrations publiques1 dites « non marchandes », c’est-à-dire la production des services publics. Ces derniers, fournis gratuitement (ou presque), recouvrent les services de santé, la justice, l’éducation, l’ordre public ou encore la défense. Or, ces services étant fournis gratuitement, aucune transaction n’est directement observable, ce qui rend leur mesure plus complexe.
A priori ce n’est pas gênant, puisque les activités non marchandes ne sont pas affectées en règle générale par les cycles conjoncturels. Durant les crises passées (1973, 1979, 1993, 2008), elles ont évolué selon leur dynamique de moyen terme, malgré les chocs importants subis par l’économie marchande. Mais avec le confinement, à l’exception des salariés travaillant dans des secteurs indispensables à l’économie, tous les employés, publics et privés, sont restés chez eux. On peut donc raisonnablement se demander si le choc d’offre subi par beaucoup d’entreprises n’a pas aussi affecté les administrations publiques confrontées aux mêmes difficultés.
Dans le même temps, certains services des hôpitaux, des collectivités locales, de l’État ou encore des organismes de sécurité sociale ont été très sollicités pour lutter contre la pandémie elle-même ou contre les effets du confinement. Les administrations publiques ont multiplié les initiatives pour venir en aide aux entreprises et aux ménages. Face à une crise inédite, ces interventions ont eu une ampleur tout aussi inédite.
Alors, que peut-on dire des activités non marchandes pendant l’épisode le confinement ? Pour répondre à cette question et comprendre la façon dont les comptes trimestriels ont pris en compte les activités non marchandes, que ce soit en France ou chez nos voisins européens, il faut revenir sur le périmètre des activités non marchandes et les conventions de la comptabilité nationale qui permettent de mesurer leur production.
Distinguer les dépenses d’intervention de celles qui visent à produire des services
Schématiquement, les prélèvements obligatoires financent deux types de dépenses publiques :
- Des dépenses d’intervention qui améliorent les revenus des bénéficiaires (ménages et entreprises), ce sont notamment des prestations sociales, crédits d’impôts, subventions, aides à l’investissement, etc. ;
- Des services publics que les administrations publiques produisent elles-mêmes tels que la santé, l’éducation, la justice, la police, les musées, etc.
Les dépenses d’intervention ont soutenu les entreprises et les ménages, ont amélioré leur revenu, mais elles ne rentrent pas directement dans le calcul du PIB. Leur effet sur la croissance ne se fera ressentir que dans leur capacité à aider les entreprises à retrouver leur niveau de production d’avant crise.
On s’intéresse ici uniquement à la deuxième catégorie de dépenses, c’est-à-dire celles prises en compte directement dans la mesure du PIB en ce qu’elles visent à produire des services.
Valoriser la production des services non marchands comme la somme des coûts
Ce qui distingue fondamentalement les activités marchandes et non marchandes, c’est le prix. Pour les premières, les biens et services produits sont vendus à des prix observables par les acheteurs. Alors que les services produits par les secondes sont fournis gratuitement ou à un prix qui n’est pas économiquement significatif, car sans rapport avec les coûts engagés pour les produire. Ainsi, le PIB résultant des activités marchandes est valorisé aux prix de marché alors que, pour les activités non marchandes, la mesure de la production nécessite une convention : la production est mesurée par la somme des coûts de production (les consommations intermédiaires, les salaires, etc.). Les activités non marchandes ne dégagent pas de profit, ce dernier est constamment nul par convention.
Or, durant la période le confinement, les salaires des agents publics ont été intégralement versés, si bien que, en termes nominaux, la valeur ajoutée des administrations publiques n’a pas été affectée, étant donné son mode de calcul.
Estimer le volume
Mais on ne peut évidemment pas supposer que cette stabilité nominale s’est accompagnée de la même stabilité en volume, c’est-à-dire de la quantité de services rendus.
Pour mesurer les volumes d’activité non marchandes, les méthodes utilisées par les comptables nationaux diffèrent selon que le service est « collectif » ou « individuel ».
Les services dits collectifs sont ceux qui profitent à l’ensemble de la collectivité de façon indifférenciée : il s’agit de services tels que l’administration des affaires publiques, la défense, l’application de la loi, etc. Leur consommation ne peut pas être attribuée à des entreprises ou des ménages en particulier. Le volume de la production ne peut donc être appréhendé directement ; la convention qui est retenue est de considérer que la valeur ajoutée en volume évolue approximativement comme les heures travaillées par les agents publics participant à ces activités, corrigées d’un effet qualité liée à la structure de qualification.
À l’inverse, les services individuels sont produits par les administrations publiques pour répondre à des besoins particuliers, le plus souvent à destination des ménages. Il s’agit de la santé et de l’éducation principalement. Pour la plupart, ces services ne sont pas fournis gratuitement, les ménages qui les consomment prenant à leur charge une partie du coût, même résiduelle. Pour ces services, il est possible d’approcher directement le volume d’activité à partir de la consommation effective des ménages : nombre d’heures de cours par filière d’enseignement, nombre de séjours à l’hôpital par type de maladie et de prise en charge.
Adapter les méthodes des comptes trimestriels
Avant la crise sanitaire, les comptes trimestriels ne cherchaient pas à capter un éventuel profil infra annuel de ces volumes d’activité puisque les activités non marchandes n’étaient pas affectées par les cycles conjoncturels. Le volume des services individuels suivait ainsi les évolutions tendancielles mesurées sur le passé. Le volume des services collectifs se déduisait en déflatant l’évolution de la masse salariale par un indice de prix mesurant l’évolution du salaire moyen des agents publics à qualification et ancienneté constantes.
Or, le confinement, contrairement aux crises passées, a introduit une hétérogénéité de situation pour les employés des administrations publiques. Pour ceux travaillant sur site ou en télétravail, leur production peut être considérée comme ayant été maintenue, voire en augmentation dans certains cas. Mais pour les employés des administrations publiques qui ne sont ni en situation de télétravail, ni sur site, de fait, leurs salaires ne correspondent plus à une production et leur situation peut s’assimiler au dispositif d’activité partielle du secteur privé.
La production et la valeur ajoutée des administrations publiques ont donc été réduites en volume pour prendre en compte cette dernière situation, en rupture par rapport à la méthodologie préexistante qui aurait conduit à décrire, à tort, une évolution tendancielle des services non marchands. Ce faisant, l’Insee s’est conformé aux préconisations d’Eurostat.
Toutefois, la part des agents publics qui ne sont ni en situation de télétravail ni sur site est difficile à estimer parce que les indicateurs d’activité dans le secteur non marchand font défaut. L’estimation conventionnelle retenue pour les premières publications des comptes trimestriels (fin avril) était qu’un quart des agents publics, hors services de santé, n’était pas en situation de travail pendant la durée du confinement. Cette première estimation a depuis été confortée par les exploitations de l’enquête Emploi mobilisée dans la dernière publication des comptes trimestriels fin octobre. Néanmoins, ces données restent fragiles et il n’est pas dit que des données plus fiables que celles de l’enquête Emploi soient disponibles un jour pour les services non marchands hors santé, pour lesquels aucun dispositif administratif de mesure de l’activité n’était en place au moment du confinement2. Au total, les comptables trimestriels sont davantage confrontés au manque de données qu’à un problème de méthode. Cette situation risque de persister dans les mois et les années qui viennent.
S’agissant des services de santé (hors soins de ville), ils ont été maintenus à leur niveau d’avant crise pour les premières estimations, faute de données pour déterminer si les surcoûts liés aux traitements de la Covid-19 étaient supérieurs ou non à la baisse des autres activités de soin. Pour la publication de fin octobre, les comptes trimestriels ont mobilisé les données d’activité des hôpitaux (programme de médicalisation des systèmes d’information – PMSI) et tenu compte des surcoûts liés à la gestion de la première vague de l’épidémie de Covid-19. Ils ont considéré qu’une partie de ces surcoûts avait contribué à améliorer la réponse des hôpitaux à la pandémie (heures supplémentaires, réorganisation des hôpitaux) et que les primes versés aux personnels soignants récompensaient l’intensité hors norme du travail accompli pour faire face à la pandémie ; l’ensemble des surcoûts ont donc été intégrés dans le volume des services produits et non dans le prix. Toutefois, au deuxième trimestre, l’activité des services de santé serait en recul par rapport au premier : la baisse des autres soins (déprogrammation des actes non essentiels, etc.) l’emporterait sur le surcroît d’activité de soins lié au Covid-19.
Et dans les autres pays européens ?
Les comptables nationaux des autres pays européens ont eux aussi été confrontés au manque de données. Les recommandations d’Eurostat avaient fait globalement consensus, mais encore fallait-il disposer de données pour les appliquer. Quelles conclusions peut-on tirer des résultats publiés par les instituts de statistiques en matière de traitement statistique des activités non marchandes chez nos voisins européens ?
Une façon de détecter d’éventuelles divergences de traitement est de regarder, dans chaque pays, s’il y a eu parallélisme des évolutions du marchand et du non-marchand ou au contraire des divergences significatives. Il n’y a certes pas de raison pour que l’activité du marchand et celle du non marchand aient évolué exactement de la même manière à l’intérieur de chaque pays. Il est par exemple probable que le taux d’équipement relatif des administrations en ordinateurs portables n’était pas le même d’un pays à l’autre. Les mesures de confinement ont aussi pu avoir des effets différenciés sur le privé et le public dans les pays où elles n’ont pas eu la même durée et la même intensité dans tous les points du territoire, compte tenu de répartitions territoriales différenciées des deux catégories d’emplois.
Néanmoins, des évolutions comparables du marchand et du non marchand suggèrent qu‘un pays a bien tenté de quantifier une chute d’activité du non marchand, et des évolutions divergentes invitent à penser que tel n’a pas été le cas.
C’est ce que permet de tester la figure ci-dessous. La comparaison porte sur le PIB d’un côté et l’évolution de la valeur ajoutée dans le secteur « administration publique, enseignement, santé humaine et action sociale » de l’autre, telles que publiées par tous les instituts statistiques. Ce secteur n’est pas strictement celui des activités non marchandes, mais il contient pour l’essentiel des activités non marchandes, on peut donc considérer que cette catégorie rend bien compte de l’évolution du secteur non marchand.
Parmi les cinq pays retenus, pour trois d’entre eux (la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni) l’évolution de la valeur ajoutée des services principalement non marchands a été relativement proche de celle du PIB, ce qui laisse penser que, dans ces pays, les traitements statistiques auraient été plutôt cohérents. Pour l’Allemagne et la France on sait que les durées de confinement n’ont pas été les mêmes, 34 jours contre 55 jours, et un écart de même ampleur en découle aussi bien entre leurs secteurs marchands que non marchands. En revanche, pour l’Italie et de façon bien plus prononcée encore pour l’Espagne, les activités principalement non marchandes et le PIB ont des évolutions divergentes : l’activité non marchande est réputée n’avoir baissé que de 7,6 % en Italie et être restée stable en Espagne, alors que l’activité globale y a baissé de respectivement 18,0 % et 21,5 %, ce qui pose question.
Figure 1 – Baisses d’activité dans l’ensemble de l’économie et dans le secteur « administration publique, enseignement, santé humaine et action sociale » (glissements annuels T2-2020/T2-2019, en %)
Cette comparaison sur des données publiées mériterait d’être affinée en détaillant selon les types de service (collectifs, individuels) qui renvoient chacun à des méthodes spécifiques d’estimation des volumes. Par exemple, au Royaume-Uni3, la valeur ajoutée des services collectifs n’aurait pas été affectée par le confinement alors que les services de santé (y compris les soins de ville) et d’éducation ont, eux, fortement baissé, même davantage que le PIB. En France, les services collectifs auraient été affectés plus fortement que les services de santé (y compris soin de ville) : – 25 % contre – 20 % sur la période de confinement.
Au total, il est clair que les difficultés liées au traitement statistique des services non marchands durant les périodes de confinement ont affecté la comparabilité des résultats entre pays. Même si les écarts restent dans des proportions qui ne remettent pas en cause les ordres de grandeur au niveau de l’économie prise dans son ensemble et ne jouent qu’à court-terme sans introduire de biais tendanciels, la convergence des traitements statistiques au sein de l’Union européenne, et au-delà, est souhaitable. Mais si les écarts résultent principalement du manque de données, cette convergence ne pourrait être atteinte complètement qu’au prix de conventions supplémentaires. Le risque serait alors d’éloigner la mesure du PIB des réalités économiques propres à chaque pays.
Il faudra vraisemblablement encore vivre avec des problèmes de comparabilité. Parallèlement, il faudra réfléchir au développement d’indicateurs de court terme pour mieux prendre en compte les activités non marchandes, en mettant en balance les avantages, c’est-à-dire mieux décrire des chocs qui affecteraient les activités non marchandes, mais ils devraient être rares, et les coûts. ■
- En toute rigueur il faut tenir compte des services produits par les institutions sans but lucratif au service des ménages (ISBLSM), principalement des associations, mais leur poids dans le PIB est nettement plus faible que celui des administrations publiques. Dans une conception plus large des activités non marchandes on intègre la production des ménages pour leur usage propre (loyers imputés des propriétaires occupants, jardins familiaux). ↩︎
- Depuis septembre, la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique (DGAFP) a mis en place un recensement de la situation de travail des agents de l’État (travail sur site, télétravail ou autorisation spéciale d’absence). ↩︎
- L’institut statistique du Royaume-Uni (ONS) publie des données trimestrielles à un niveau permettant de distinguer différentes catégories de services non marchands. ↩︎