Oui, la statistique publique produit des statistiques ethniques
Panorama d’une pratique ancienne, encadrée et évolutive

Temps de lecture : 16 minutes
Sylvie Le Minez, direction des Statistiques démographiques et sociales, Insee

Les statistiques ethniques font débat en France. Certains pensent qu’on n’en fait pas, d’autres pas assez, d’autres encore pas les bonnes. Les premiers se trompent : la statistique publique produit, depuis déjà longtemps, un large spectre de données qui servent à connaître la diversité de la population, à mesurer les inégalités, parfois les discriminations, etc. Elles sont surtout basées sur la nationalité à la naissance et sur le pays de naissance des personnes, de leurs parents, voire, plus exceptionnellement, de leurs grands-parents. De nombreuses enquêtes de la statistique publique se réfèrent à ces deux notions. Des données et des études d’une grande richesse sont ainsi disponibles sur les immigrés et leurs descendants, couvrant des domaines variés de la vie sociale.
Pour aller au-delà de ces critères objectifs, depuis quelques années, les statisticiens peuvent interroger sur le « ressenti d’appartenance ». Ils s’intéressent aussi aux sentiments d’injustice ou de discrimination éprouvés par les personnes. Les enquêtés précisent les dimensions qui les définissent ou pour lesquelles ils s’estiment injustement traités : par exemple l’âge, le niveau d’études mais aussi les origines ou la couleur de peau. Le législateur encadre bien sûr de près de telles enquêtes. Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de se prononcer ces dernières années sur les limites qu’il entend faire respecter aux aspects « ethniques » des questionnaires. Le service statistique public, via le conseil national de l’information statistique (Cnis), reste ainsi très attentif à proposer des enquêtes adaptées à l’évolution de la société et à se garder de tout référentiel « ethno-racial ».

Le sujet des « statistiques ethniques » revient régulièrement sur le devant de la scène, à l’occasion d’évènements tragiques, comme ces dernières semaines, ou de débats politiques.

La question est souvent la même : est-on pour ou contre les statistiques ethniques ? La France doit-elle ou non produire, diffuser et analyser de telles statistiques ? Ce qui sous-tend cette demande de statistiques ethniques est souvent le souhait de mesurer les discriminations et d’aider à la définition des politiques publiques. Mais l’objectif peut être plus large : connaître la diversité des situations individuelles et mesurer les inégalités. Une autre motivation peut être d’évaluer l’apport des migrations à la population française. On n’imagine évidemment pas qu’une telle demande puisse être alimentée par des présupposés racistes…

Les débats peuvent laisser croire que rien n’est fait en ce domaine en France, à la différence d’autres pays. Pourtant, la statistique publique – l’Insee et les services statistiques de ministère – produisent, mettent à disposition et commentent de très nombreuses statistiques « ethniques », dans certains cas en partenariat avec des chercheurs, et ce depuis longtemps. Alors, pourquoi autant d’interrogations ?

Le terme « statistiques ethniques » est miné. Beaucoup le comprennent au premier degré, comme des statistiques portant sur les ethnies (au sens anthropologique du terme, ou dans une acception plus sociale d’une communauté de personnes partageant une langue, un territoire, des coutumes, des valeurs…), voire comme des statistiques raciales ou sur la couleur de peau. D’autres savent qu’il s’agit de statistiques portant sur l’origine géographique des personnes et la filiation. Pour ceux-là, la statistique publique produit déjà des statistiques ethniques, même si certains pensent qu’elle pourrait aller plus loin. Alors que pour les premiers, les statistiques ethniques qu’ils imaginent sont inexistantes en France. Par ailleurs, la production statistique a évolué au cours du temps, ce qui n’aide peut-être pas à fixer les idées. Elle s’est adaptée aux mouvements de la société et aux évolutions du cadre juridique de ces statistiques, même si ce cadre semble (relativement) stabilisé depuis plus d’une dizaine d’années.

Finalement qu’en est-il ? Quelles sont les statistiques élaborées en ce domaine par la statistique publique et que nous apprennent-elles ?

Les statistiques sur l’origine des personnes sont pour certaines très anciennes

La nationalité à la naissance et le pays de naissance dans le recensement depuis plus d’un siècle

De très longue date, le recensement de la population recueille la nationalité des personnes. Il différencie la nationalité française de naissance de celle par acquisition et donc, implicitement, distingue deux catégories de Français (1886)[1]. Puis, en 1962, sont introduites : une question sur le lieu de résidence au précédent recensement, permettant d’analyser les migrations des personnes ; et une question sur la nationalité antérieure des Français naturalisés a été introduite en 1962. Elle reste présente jusqu’en 1999, puis à partir de 2004, change de forme et porte désormais sur la « nationalité à la naissance ». Le lieu, et donc le pays, de naissance est lui aussi connu de longue date (1901) (cf. cet article du Courrier des statistiques).

Ces informations permettent de dénombrer et caractériser les personnes selon leur origine depuis longtemps. On peut ainsi étudier la population des immigrés selon la définition, particulière à la France, adoptée en 1991 par le Haut Conseil à l’Intégration (i.e. les personnes nées étrangères à l’étranger et résidant en France), et mesurer les flux d’immigration en France. L’Insee met régulièrement à jour sur son site les chiffres clés sur les immigrés et les étrangers. Ils ont été considérablement enrichis ces dernières années et portent, grâce aux estimations avancées de population, sur des données plus récentes. On y apprend notamment que 40 % des immigrés ont la nationalité française.

Extrait du bulletin individuel du recensement de l’année 2020

À la différence des recensements américain, canadien, brésilien, irlandais et britannique, et conformément au cadre juridique en vigueur en France, le recensement français ne comporte aucune auto-déclaration d’appartenance à un groupe « ethno-racial ». Celle-ci s’apparente à une déclaration identitaire, subjective, reflétant la façon dont la personne se perçoit mais aussi dont elle a intériorisé la façon dont les autres la perçoivent. L’expérience canadienne illustre la difficulté de ce type de questionnement (cf. cet article publié en 2014 dans la revue de l’Ires).

Seule exception, au motif de l’intérêt public, le recensement en Nouvelle-Calédonie. À l’exception de la parenthèse de 2003, tous les recensements effectués depuis la seconde guerre mondiale y distinguent les communautés kanak (mélanésienne avant 2009) et européenne. Celui de 2019, qui s’est déroulé moins d’une année après le référendum d’autodétermination de novembre 2018, comprend des questions permettant à chaque habitant du territoire de se positionner par rapport à son sentiment d’être calédonien et par rapport à sa communauté d’appartenance.


[1]. En 1851, l’année même où l’accès à la nationalité est modifié par l’instauration du double droit du sol, une question sur la nationalité est intégrée pour la première fois au recensement. Cette question ne fera partie durablement des recensements qu’à partir de 1886, et ses modalités évolueront au cours du temps (de : « né de parents français », « naturalisé français », ou « étranger ? de quelle nation ? » à « né français », « devenu français », « étranger ? de quel pays ? »).


La nationalité à la naissance et le pays de naissance des parents dans de nombreuses enquêtes de la statistique publique depuis près d’une vingtaine d’années

De nombreuses enquêtes de la statistique publique comprennent des questions sur le pays de naissance et la nationalité (à la naissance et au moment de l’enquête) des personnes interrogées ; mais également des personnes qui vivent sous le même toit et des parents des enquêtés. Ces questions sont notamment posées dans l’enquête Emploi, la plus importante en nombre de personnes interrogées, plus de 100 000 chaque trimestre.

Ces informations sur les parents ont été introduites pour la première fois en 1999 dans l’enquête Famille adossée au recensement. On les retrouve dans l’enquête Formation, Qualification professionnelle de 2003, dans l’enquête Emploi qui a lieu en continu depuis 2005, dans les enquêtes Logement en 2006 et dans d’autres enquêtes de la statistique publique, comme dans les enquêtes Générations du Céreq depuis 2001. Elles permettent d’apporter des éléments de connaissance sur les descendants d’immigrés (personnes nées en France et ayant au moins un parent immigré). C’est là une évolution majeure de la statistique publique dans le domaine des statistiques ethniques, ici fondées sur des données objectives, sans biais de perception.

Grâce à elles, on connaît l’importance des descendants d’immigrés en France relativement à d’autres pays européens, la France étant un vieux pays d’immigration (cf. l’ouvrage de référence Immigrés et descendants d’immigrés, collection Insee Références, 2012) et la dernière actualisation des principales données). Ces informations permettent aussi d’étudier les inégalités ou la « discrimination statistique » sur le marché du travail des immigrés et de leurs descendants selon les différentes origines (cf. par exemple une étude sur les écarts de taux d’emploi de 2010 ou une plus récente de 2019 sur les inégalités d’emploi et de salaire, ou encore une autre étude sur l’insertion à la sortie du système scolaire à partir des enquêtes Générations du Cereq).

Attribuer une origine aux descendants ne va cependant a priori pas toujours de soi quand les deux parents sont nés dans deux pays différents ou quand il s’agit d’un couple mixte (un parent né en France, un autre à l’étranger). Or les couples mixtes sont nombreux. L’origine des descendants est généralement appréhendée en France via le pays de naissance du père, ou, si le père n’est pas immigré, via celui de la mère. En pratique, quand on raisonne par pays détaillés de naissance, ou même par grands groupes de pays, retenir le pays de naissance de la mère, plutôt que celui du père, ne modifie pas l’ascendance migratoire des personnes dans plus de 9 cas sur 10.

QUESTIONNEMENT DE L’ENQUÊTE EMPLOI SUR LES ORIGINES DES PARENTS (EXEMPLE DU PÈRE)

G1 Nous allons d’abord parler de votre père. Votre père est-il né en France ou à l’étranger ?
1. En France (y compris DOM, COM, POM)
2. A l’étranger
Ne sait pas
Si le père est né en France
G2 Dans quel département est-il né ?
Liste des départements ou ne sait pas
Si le père est né à l’étranger
G3 Dans quel pays est-il né ?
Liste des pays ou ne sait pas
Si le père est né en France ou à l’étranger
G4a Quelle est la nationalité de votre père ?
En cas de double nationalité a la naissance dont la nationalité française, taper 2
1. Français de naissance, y compris par réintégration
2. Français par naturalisation, mariage, déclaration ou option à sa majorité
3. Étranger
Ne sait pas
Si le père est étranger ou naturalisé français :
G4b Quelle était la nationalité de votre père à sa naissance ?
Choix multiple possible
Liste des pays ou ne sait pas

Des questions supplémentaires sur le « ressenti d’appartenance » dans les enquêtes Trajectoires et Origines de 2008-2009 et de 2019-2020…

À toutes ces sources, il faut bien sûr ajouter une grande enquête de l’Ined et de l’Insee sur la diversité des populations en France, l’enquête Trajectoires et Origines (TeO). Au sein d’un ensemble de questions portant sur les différentes dimensions des origines et appartenances, elle comporte également des questions sur le ressenti d’appartenance. Y sont abordés : le lien avec le pays d’origine, le pays de naissance et la nationalité à la naissance des parents, la religion, les langues, l’image de soi et le regard des autres (cf. le questionnaire ici). Cette enquête est autorisée par le Conseil constitutionnel (cf. infra) et reconnue d’intérêt public par la Cnil en 2008. Nous ne détaillerons pas ici les résultats sur ces questions de ressenti, un tel exercice nécessitant des développements un peu longs, et renvoyons le lecteur aux publications de l’Ined. Le lecteur intéressé pourra aussi retrouver les principaux résultats de l’enquête dans l’ouvrage de l’Insee Immigrés et descendants d’immigrés en France.

Cette enquête vise plus largement à appréhender dans quelle mesure les origines, géographiques, nationales ou sociales, sont susceptibles de modifier par elles-mêmes les chances d’accès aux principaux biens qui définissent la place de chacun dans la société : le logement, l’éducation, la maîtrise de la langue, l’emploi, les services publics et prestations sociales, la planification familiale et la santé, les relations sociales, la nationalité, la citoyenneté, etc. Un enjeu important est en effet d’étudier l’articulation entre l’origine des personnes et d’autres catégories de distinction dans la société (le genre, la classe sociale, l’âge, le quartier, la religion, etc.) afin d’analyser les processus d’intégration, de discrimination et de construction identitaire de toute la population. L’enjeu est identique pour les grandes enquêtes de la statistique publique, qui recueillent, outre l’origine des personnes et de leurs ascendants, des informations sur leurs origines sociales, leur niveau d’études, leur niveau de vie, etc.

L’enquête TeO avait été précédée, en 1992, par l’enquête Mobilité géographique et insertion sociale des immigrés (MGIS). Réalisée par l’Ined avec le concours de l’Insee, elle était la première en France à porter sur les descendants d’immigrés, sur le champ restreint des personnes nées en France ayant un père immigré né en Espagne, en Algérie ou au Portugal.

ENQUÊTE TRAJECTOIRES ET ORIGINES 2008-2009 DE L’INSEE ET DE L’INED

Les questions qui suivent abordent le regard que vous portez sur vous-même dans la vie quotidienne.
Vous n’êtes pas obligé(e) de répondre, mais votre point de vue est important et nous aidera à mieux comprendre votre expérience.
D’après vous, parmi les caractéristiques suivantes, quelles sont celles qui vous définissent le mieux ? Vous pouvez en choisir quatre au maximum.
Si l’enquêté ne comprend pas, préciser : « les caractéristiques qui disent le mieux ce que vous êtes ». (Quatre réponses possibles avec ne sait pas et refus)

D’après vous, quelles sont les caractéristiques :
1. Votre génération ou votre âge ……….
2. Votre sexe ……….
3. Votre métier ou votre catégorie sociale ……….
4. Votre niveau d’études ……….
5. Votre quartier ou votre ville ……….
6. Votre état de santé (un handicap ou une maladie) ……….
7. Votre nationalité ……….
8. Vos origines ……….
9. Votre couleur de peau ……….
10. Votre région d’origine ……….
11. Votre religion ……….
12. Vos centres d’intérêt ou vos passions ……….
13. Vos opinions politiques
14. Votre situation de famille (père, mère, grand-père, grand-mère…) ……….
15. Autre chose (quoi d’autre ?) ……….
98. Refuse de répondre ……….
99. Ne sait pas ……….
En pensant à votre histoire familiale, de quelle(s) origine(s) vous diriez-vous ?
Vous pouvez donner plusieurs réponses.
(En clair, 200 caractères avec ne sait pas et refus)
Si refuse de répondre, cochez cette case :
Si ne sait pas, cochez cette case :

… sur les origines et la filiation sur plusieurs générations…

Aucune source ne permettait jusqu’à maintenant d’identifier les petits-enfants d’immigrés (ou alors uniquement ceux qui vivent au domicile de leurs parents). La nouvelle édition de l’enquête TeO, en cours de collecte, permettra de le faire, car on demande aux enquêtés quels sont les pays de naissance et la nationalité à la naissance de leurs parents et de leurs grands-parents. De plus, un protocole expérimental spécifique a été mis en place pour interroger en complément 500 petits-enfants d’immigrés d’origine non européenne, qui sont moins nombreux en raison de l’histoire des vagues migratoires.

… ou sur la couleur de peau, comme un des motifs possibles d’injustices ou de discriminations ressenties

L’enquête TeO comporte également des questions subjectives sur les injustices et discriminations ressenties en divers domaines de la vie sociale : accès au logement, à l’emploi, études poursuivies … Parmi les raisons suggérées de ces injustices ou discriminations, figurent notamment de nombreux motifs inscrits dans le code pénal : origine nationale ou sociale, sexe, âge, orientation sexuelle, appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie… L’enquête mentionne ainsi, , outre l’origine des personnes, la couleur de leur peau. Le résultat en 2008-2009 était le suivant : « Parmi les personnes résidant en France en 2008 et âgées de 18 à 50 ans, un peu moins de 14 % déclarent avoir vécu des discriminations dans les cinq dernières années, quel que soit le motif (sexiste, raciste, homophobe, lié à l’âge, à la religion ou à l’état de santé), le lieu ou les circonstances (travail, logement, établissement scolaire, espace public). […] Directement interrogés sur les motifs pour lesquels ils pensent avoir été discriminés ou injustement traités, les enquêtés citent avant tout leur origine (ou nationalité) (37 %), puis la couleur de leur peau (20 %), leur sexe (17 %), et leur âge (12 %). Cette répartition suit des fluctuations importantes selon le lien à la migration » (cf. cette étude de l’Ined, et des analyses approfondies publiées dans la revue Économie et Statistiques). L’enquête TeO aborde également la question du racisme, en demandant aux personnes si elles ont été la cible d’attitudes racistes, ou pourraient l’être, dans quelles circonstances et pour quelles raisons. Quelques années auparavant, en 2003, l’enquête Histoire de vie avait aussi répertorié les expériences de moqueries, mises à l’écart, traitements injustes, refus d’un droit, leurs fréquences et leurs circonstances.

ENQUÊTE TRAJECTOIRES ET ORIGINES 2008-2009 DE L’INSEE ET DE L’INED

Nous allons maintenant parler des traitements inégalitaires ou des discriminations auxquels vous avez peut-être été confrontés. Nous avons déjà évoqué ces situations, mais vous devez signaler même des choses dont vous avez déjà parlé.
Au cours des 5 dernières années, pensez-vous avoir subi des traitements inégalitaires ou des discriminations ?
Instruction : Cela peut s’être produit dans l’emploi, le logement, à l’école, dans les administrations, à la banque, dans la rue, etc. Si l’enquêté demande ce qu’est une discrimination : « Vous avez été moins bien traité que les autres, sans raison valable »
1. Souvent ……….
2. Parfois ……….
3. Jamais ……….
8. Refuse de répondre ……….
9. Ne sait pas ……….
Si souvent ou parfois :
D’après vous était-ce plutôt à cause de…
Plusieurs réponses possibles
1. De votre âge ……….
2. De votre sexe (le fait d’être un homme ou une femme) ……….
3. De votre état de santé ou un handicap ……….
4. De votre couleur de peau ……….
5. De vos origines ou de votre nationalité ……….
6. Du lieu où vous vivez, de la réputation de votre quartier ……….
7. De votre accent, de votre façon de parler ……….
8. De votre situation de famille (célibataire, divorcé-e, enfants en bas âge)
9. De votre orientation sexuelle ……….
10. De votre religion ……….
11. De votre façon de vous habiller ……….
12. Autre ……….
98. Refuse de répondre ……….
99. Ne sait pas ……….
Si autre : Précisez :

Le cadre juridique : une interdiction de principe, des dérogations circonstanciées et des recommandations précises

Toutes les statistiques ethniques que nous venons de passer en revue sont strictement encadrées en France. La loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés commence par indiquer, dans son article 6, que la collecte et le traitement de données dites « sensibles » sont interdites en France, notamment celles relatives à l’origine ou à l’appartenance ethno-raciale réelle ou supposée des personnes : « Il est interdit de traiter des données à caractère personnel qui révèlent la prétendue origine raciale ou l’origine ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ou l’appartenance syndicale d’une personne physique ou de traiter des données génétiques, des données biométriques aux fins d’identifier une personne physique de manière unique, des données concernant la santé ou des données concernant la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle d’une personne physique. » (dernière version de la loi de 78, juin 2019, pour mise en conformité avec le RGPD)

La loi précise cependant dans le même article que des exceptions à cette interdiction existent. Elles sont fixées dans les conditions prévues par le II de l’article 9 du règlement RGPD (UE) 2016/679 du 27 avril 2016. Sont ainsi autorisés des traitements « à des fins de recherche scientifique ou historique ou à des fins statistiques » (conformément à l’article 89, paragraphe 1). Les travaux de l’Insee sur les données sensibles s’inscrivent pleinement dans le cadre de cette loi et de la loi de 1951 sur la statistique. L’institut n’est pas contraint de recueillir le consentement des personnes ou d’alléguer l’intérêt public, contrairement à d’autres dérogations qui doivent être justifiés par l’intérêt public (cf. les modalités prévues au II de l’article 31 et à l’article 32 de la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés).

Par ailleurs, une décision importante du Conseil constitutionnel de 2007 précise quelles informations relatives aux origines peuvent être recueillies. Sans reprendre tout l’historique du débat, rappelons ici que le sujet des statistiques ethniques avait alors donné lieu à des échanges passionnés au moment de la discussion de la loi du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile. À cette occasion, le gouvernement avait en effet voulu ajouter à la liste des dérogations existantes permettant de recueillir des données « sensibles », une dérogation nouvelle pour les « études sur la mesure de la diversité des origines », et ainsi modifier la loi de 1978. Cette disposition avait été rejetée par le Conseil au motif qu’il s’agissait d’un cavalier législatif (i.e. un article de loi sans rapport avec la finalité plus générale du texte de loi – cf. décision du Conseil constitutionnel du 15 novembre 2007). Néanmoins, le Conseil constitutionnel avait ultérieurement éprouvé le besoin de préciser son avis sur cette question, et s’y était d’ailleurs repris à deux fois pour expliciter sa position, comme les cahiers constitutionnels qui accompagnent cette décision en témoignent.

« La diversité ne saurait reposer sur l’origine ethnique ou raciale »

Tout d’abord, les études sur la mesure de la diversité ne sauraient, sans méconnaître l’article 1er de la Constitution[2], reposer sur l’origine ethnique ou raciale des personnes. Il convient dès lors d’écarter toute nomenclature qui pourrait être interprétée comme un référentiel ethno-racial[3].
De ce fait, sont proscrits :
– la réalisation de traitements de données à caractère personnel faisant apparaître directement ou indirectement les origines raciales ou ethniques des personnes ;
– l’introduction de variables de race ou de religion dans les fichiers administratifs. Cela vaut pour le répertoire d’identification des personnes physiques, RNIPP, tenu par l’Insee.
Le Conseil constitutionnel, dans son commentaire, précise qu’il est néanmoins possible d’aborder le critère de « l’origine » à partir de données objectives telles que le lieu de naissance et la nationalité à la naissance de l’intéressé et de ses parents, mais également, si nécessaire, par des données subjectives portant sur le ressenti d’appartenance ou sur la manière dont la personne estime être perçue par autrui.


[2]. À l’époque, cet article disait que la France « assure l’égalité devant la loi de tous citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». En juillet 2018, les députés ont voté la suppression du mot « race » et une nouvelle formulation « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de sexe, d’origine ou de religion », qui deviendra définitive en cas de révision constitutionnelle.

[3]. De même, dans ses 10 recommandations en matière de mesure de la diversité, la Cnil s’était également prononcée en 2007 contre un tel référentiel. Pour le lecteur intéressé, nous signalons un guide détaillé élaboré par la Cnil et le défenseur des droits en 2012, à la suite du rapport du comité pour la mesure de la diversité et l’évaluation des discriminations (Comedd) paru en 2010, qui refait le point sur ces questions, en élargissant le sujet de la collecte à d’autres organismes que celui de la statistique publique, notamment les entreprises ou organismes d’études, dans l’objectif de mesurer la diversité et de mettre en place des dispositifs de promotion de cette dernière.


Des questions non obligatoires

C’est donc dans ce cadre que s’inscrivent la collecte et l’exploitation de statistiques sur les origines dans la statistique publique. Comme pour toute enquête, la statistique publique doit demander l’avis du Conseil national de l’information statistique (Cnis), inscrire l’opération statistique au registre des activités de traitement conformément au Règlement général sur la protection des données (RGPD). À l’instar de toutes les données recueillies par la statistique publique, celles collectées dans ce cadre sont anonymisées et soumises au secret statistique (loi de 1951 sur l’obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques). Elles sont collectées et traitées « de manière loyale et licite », pour des finalités déterminées et explicitées à la Cnil, et doivent être « adéquates, pertinentes et non excessives au regard de ses finalités » (article 39 du RGPD).
S’agissant des questions sensibles, les modules comportant de telles questions sont introduits par un développement indiquant le sujet dont il va être question et précisant aux personnes qu’elles sont libres de refuser de répondre, ou de répondre qu’elles ne savent pas (cf. le premier extrait de l’enquête TeO ci-dessus). Cette possibilité de ne pas répondre s’applique y compris aux enquêtes statistiques obligatoires au sens de l’article 1er bis de la loi du 7 juin 1951 sur l’obligation, la coordination et le secret statistique, conformément aux recommandations du comité du label.

Polémiques actuelles et récentes

Le débat sur les statistiques ethniques est toujours très vif en France, comme en témoignent les nombreuses prises de positions et tribunes ces dernières semaines.
Pour certains, des statistiques ethniques autres que celles que nous venons de décrire, voire déjà quelques unes de celles qui existent, risqueraient de briser l’universalisme républicain, d’enfermer les personnes dans des catégories identitaires et de les essentialiser, de les renvoyer continuellement à leurs origines, ou encore de racialiser les questions sociales. Au lieu « d’aider de cette manière à lutter contre les discriminations, on renforcerait les appartenances communautaires », craint ainsi le démographe Hervé Le Bras.

Ce sont des craintes que ne partagent cependant pas d’autres chercheurs en sciences sociales, pour lesquels ces statistiques sont avant tout un outil de connaissance et s’avèrent essentielles pour mesurer l’étendue des discriminations (cf. à ce sujet le numéro spécial d’Économie et Statistique). C’est notamment la position de François Héran, titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France, qui a œuvré à prouver l’importance des discriminations selon l’origine et l’apparence, à position sociale identique. « La discrimination raciale n’est pas soluble dans l’inégalité sociale, elle s’y ajoute. » Il considère que la statistique française est « ethnique et républicaine » (François Héran). « Loin de saper le principe de l’égalité de traitement », elle contribue à rendre ce principe actif.

Dans les deux cas, ces chercheurs refusent les statistiques publiques ethno-raciales, i.e reposant sur l’origine « ethnique » ou « raciale » supposée des personnes. En revanche, des différences de points de vue apparaissent quant au fait d’étendre par exemple le recueil des origines sur plusieurs générations dans le recensement ou certaines enquêtes. Alors même que le cadre juridique permet – de façon très encadrée – de poser des questions sur le sentiment d’appartenance, la religion, les langues parlées, la couleur de peau, les uns s’y refusent quand les autres y trouvent un intérêt. Des chercheurs considèrent aussi qu’il ne faut pas « invisibiliser la question de la « race » », celle-ci étant entendue comme une construction sociale, et non pas comme une réalité biologique ni même culturelle (Patrick Simon).
Quoi qu’il en soit, la statistique a une responsabilité. Comme l’écrivait Alain Desrosières, « Le fait de créer des catégories, en principe pour simplifier le monde et le rendre lisible, tout à la fois le modifie et en fait un autre monde ». C’est pour cela que les innovations importantes font l’objet de larges concertations avec les utilisateurs dans l’enceinte du Cnis.

La statistique publique reflète les évolutions de la société : en témoigne le recueil des origines des personnes qui s’est enrichi au fil des années. Pour certains, elle ne va pas assez vite. Pour d’autres, elle pourrait aller plus loin. Il faudrait déjà que ce que fait la statistique publique soit connu. C’est tout l’enjeu de ce billet !

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