Sur le terrain des tâches domestiques, l’homme est sur le banc des remplaçants

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Hélène Couprie, Aix-Marseille Université, CNRS, LEST.
Sur le terrain des tâches domestiques, l'homme est sur le banc des remplaçants
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La récente crise du Covid a révélé que les arrangements familiaux des couples peuvent être souples. La répartition des temps – travail, tâches ménagères et parentales – a fortement varié sous l’effet du contexte, conduisant à une implication bien plus grande des hommes dans certaines tâches. Néanmoins, cette souplesse, loin d’être inédite, reste compatible avec une division traditionnelle des rôles selon le genre. En effet, les ajustements observés peuvent être issus d’un modèle de type « travailleur additionnel » dans lequel l’homme jouerait dans la production domestique le rôle de travailleur secondaire, mobilisable en cas d’indisponibilité du travailleur principal : la femme. L’alignement des comportements des familles sur des normes de genre perdure. Il continue de générer des gaspillages de ressources et des inégalités de genre.

Cet article est tiré du commentaire de deux articles parus dans le n° 536-37 d’Économie et Statistique / Economics and Statistics

La pandémie de Covid‑19 a surgi dans la vie économique et sociale avec son lot de bouleversements imprévus. L’activité économique « non essentielle » s’est vue mise à l’arrêt ou reléguée à domicile. Parmi l’ensemble des bouleversements vécus à cette occasion, le télétravail, quasi généralisé, a particulièrement attiré l’attention. Il aurait rendu poreuse la frontière entre sphère familiale et sphère professionnelle. La fermeture des écoles et des crèches lors du premier confinement aurait de plus accru la charge parentale et favorisé l’investissement des hommes au sein des foyers, contribuant à briser la frontière ténue et factice séparant ces deux univers. Cette porosité entre sphère familiale et sphère professionnelle n’est pourtant ni nouvelle, ni inconnue. La vie de famille (enfants, conjoint) génère un ensemble de contraintes et d’opportunités, qui entraînent leur lot de conséquences sur la vie professionnelle de ses membres. Ces contraintes concernent le plus souvent des femmes dont le rôle reste majoritairement dévolu à la famille, conformément aux normes de genre qui régissent la répartition sexuée des rôles dans la société. La difficile conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle est un déterminant majeur des inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail.

Il est important de pouvoir comprendre et observer les arrangements intra-familiaux. En effet c’est dans la famille que se déterminent de façon informelle les modalités de productions « invisibles » qualifiées de domestiques (entretien du foyer et des enfants). La famille constitue un lieu majeur de production des niveaux de vie, et donc d’inégalités, mais aussi de reproduction et de transmission du capital humain. Mal observées, les productions domestiques non marchandes mobilisent comme ressource principale le temps, dénominateur commun, visible et mesurable, objet d’arbitrage et de conflit, entre des sphères familiale et professionnelle fondamentalement imbriquées. Malgré la force des enjeux sociétaux, le fonctionnement de la sphère familiale reste beaucoup moins observé et étudié que le fonctionnement de la sphère marchande. Un outil d’observation majeur de la sphère familiale est l’enquête Emploi du temps de l’Insee. Cette enquête repose sur l’observation de « Budgets-Temps » qui recensent les usages des temps des différents membres des ménages, un intrant majeur dans les processus productifs « invisibles » se déroulant au sein des ménages.

Les exploitations des enquêtes Emploi du temps de 1998 et 2010 ont révélé que quelle que soit la mesure adoptée, l’inégale répartition du travail domestique entre hommes et femmes en France était la norme. Elle générait de fortes inégalités au sein des couples bi‑actifs (Ponthieux & Schreiber, 2006). Les femmes continuaient d’assumer la plus grande part du travail domestique, et ce même si elles étaient plus productives que leur conjoint et si elles s’investissaient davantage dans le travail marchand (Sofer & Thibout, 2015). Certains auteurs, comme Goodin et al. (2008) se sont appuyés sur la notion d’autonomie temporelle, concluant à des écarts forts entre hommes et femmes en matière de temps dit discrétionnaire (5 heures par semaine).

Qu’en est-il récemment ? La prochaine enquête Emploi du temps de l’Insee est planifiée pour 2025. En attendant les résultats de cette future enquête, des travaux récents de chercheurs, s’appuyant sur des enquêtes ponctuelles réalisées sur-mesure, ont permis d’observer les usages des temps des couples en 2020 (Pailhé, Solaz et Wilner, 2022 ; Champeaux et Marchetta  2022 ; respectivement notés PSW et CM dans la suite du texte). Cette période du Covid-19 est très particulière puisque les leviers publics ou privés d’externalisation de la production domestique, comme le recours à des services de garde d’enfants ou de restauration, qui permettaient de réduire les inégalités temporelles intra‑familiales entre hommes et femmes, ont été en partie inactivés par les confinements. Elle confère cependant des avantages méthodologiques importants.

La réaction des familles à l’occasion des confinements comme révélateur des arrangements intra-familiaux

La crise du Covid‑19 a constitué une variation de contexte exogène d’une ampleur sans précédent. Observer les comportements des familles en réaction à cette crise fournit des indications précieuses sur les arrangements intra‑familiaux. Considérons par exemple le télétravail. Il est possible de comparer les répartitions des temps domestiques entre ménages qui travaillent sur site et ménages dont l’un des membres télétravaille au domicile. Toutefois, une telle mesure ne permettrait pas de connaître l’impact du télétravail toutes choses étant égales par ailleurs, puisque ce dernier peut être choisi en lien avec des objectifs liés à l’utilisation des temps (rester à la maison en télétravail le mercredi pour s’occuper des enfants, par exemple). Dans le cas du confinement, le télétravail était une obligation lorsqu’il était possible. On peut dès lors en estimer l’impact.

Les effets de contexte du deuxième confinement relativement au premier sont à l’opposé des effets du premier confinement relativement à la situation normale pré-crise ; leur ampleur diffère toutefois au sein de chaque sous‑dimension (Schéma).

Schéma : Comparaison des effets de contexte mesurés dans les deux articles

Comparaison des effets de contexte mesurés dans les deux articles
CM : article de Champeaux et Marchetta, 2022 ; PSW : article de Pailhé, Solaz et Wilner, 2022.

Quid de la multidimensionnalité du choc ? Les modèles économiques récents recensent différents canaux de transmission par lesquels le choc du confinement peut modifier les temps domestiques (tâches ménagères et parentales) et leur répartition inter et intra‑ménages. La fermeture des écoles, crèches et restaurants contribue à augmenter les besoins familiaux en production domestique. Parallèlement, le chômage, la réduction des temps de trajet et celle des possibilités de loisirs hors du foyer génèrent davantage de temps disponible, de façon potentiellement différenciée selon le membre du ménage concerné. L’émergence du télétravail peut notamment modifier la « technologie » de production domestique, permettant d’utiliser le temps de façon plus intensive. Pour illustrer le mécanisme : la possibilité de faire plusieurs activités en même temps à la maison, comme s’occuper des enfants et travailler, peut se modéliser comme une extension du budget-temps individuel à plus de 24 heures journalières. Ainsi, les confinements liés au Covid‑19 contribuent à augmenter les besoins familiaux et le temps disponible. Les variations des besoins dépendent des structures familiales (enfants ou pas), tandis que les variations de temps disponible dépendent de la situation d’emploi des individus (chômage, télétravail). Il y a modification de la répartition des ressources temporelles du ménage : les principaux contributeurs au « budget-temps » du ménage peuvent changer. L’ensemble de ces effets familiaux et individuels se combinent dans la « boîte noire décisionnelle » des ménages, conduisant à des modifications dans les usages des temps observables par enquête.

Plus de temps parental pour les hommes, mais pas de renversement des rôles

Sans surprise, sous le double effet de la hausse des ressources temporelles et des besoins, le premier confinement a, dans l’ensemble, fortement accru le temps consacré aux tâches domestiques et parentales. En ce qui concerne les tâches domestiques, l’effet moyen est de l’ordre de +15 % à +30 % par personne. Le temps consacré aux tâches parentales s’est quant à lui accru dans des proportions bien plus importantes, mais avec des ampleurs considérablement différentes entre les évaluations réalisées par PSW et CM. Le temps domestique, et surtout le temps parental des hommes, s’est révélé fortement réactif aux variations de contexte (hausse des besoins, conditions d’emploi et heures de travail). Le temps libéré par le chômage technique, le télétravail et les congés a été mobilisé de façon inédite durant le confinement pour accroître la participation des hommes aux tâches parentales. Le temps consacré par les femmes aux tâches ménagères et parentales, déjà très élevé, est apparu moins sensible aux effets de contexte. Malgré cela, dans l’ensemble, la répartition du travail domestique entre les hommes et les femmes a très peu varié sous l’effet de la crise du Covid‑19. Les femmes continuent à assumer la plus grande part des tâches ménagères et parentales (surtout lessive, puis éducation des enfants, nettoyage, cuisine). La hausse de l’investissement masculin au niveau agrégé provient essentiellement d’un investissement accru des hommes en couple avec enfants dont la femme travaillait à l’extérieur durant le confinement. Dans ce cas précis, la part des femmes dans le temps passé aux tâches parentales diminue de façon inédite, et la répartition de ce temps devient égalitaire. Pour les couples bi‑actifs, qui étaient dans la plupart des cas à domicile lors du premier confinement, la légère diminution de la part du temps domestique des femmes provient exclusivement d’un changement dans la répartition du temps consacré à faire les courses : cette activité, devenue globalement moins rébarbative en période de confinement car permettant de sortir de chez soi, a donc été soumise à des changements de préférence (Figure).

Figure : Écart de la part des tâches domestiques entre les sexes avant et pendant le confinement, par situation de travail des conjoints pendant le confinement

Écart de la part des tâches domestiques entre les sexes avant et pendant le confinement, par situation de travail des conjoints pendant le confinement
Source et champ : EICM, enquête en ligne des auteurs (Champeaux et Marchetta, 2022) réalisées en France entre le 21 avril et le 10 mai 2020 ; femmes en couple.
(a) Écart absolu entre la contribution de la femme et celle de l’homme (en part du temps total consacré à la tâche). 1 signifie que l’ensemble du temps consacré à la tâche est exclusivement du temps féminin. 0 renvoie à une répartition des usages du temps égalitaire. Une valeur négative indique une plus forte contribution de l’homme à la tâche.
La flexibilité du temps domestique masculin présage-t-elle d’un avenir plus égalitaire ?

Les exploitations des enquêtes Emploi du temps de l’Insee ont démontré que le temps consacré par les hommes aux tâches ménagères et parentales pouvait se montrer plus élastique que celui des femmes, résultat a priori surprenant lorsqu’on connaît la faiblesse de l’élasticité du temps de travail marchand des premiers (l’élasticité renvoie à la facilité avec laquelle une variable varie en fonction d’un changement de contexte, salarial par exemple). Ponthieux & Schreiber (2006) observent que le temps passé par les hommes aux tâches domestiques s’accroît avec le poids de la production domestique (temps domestique total). Il augmente aussi lorsque la femme est relativement plus investie dans le travail marchand (salaire ou temps de travail élevé). Bloemen & Stancanelli (2014) démontrent que le temps parental et domestique des hommes varie en fonction du salaire horaire de leur femme (une hausse de 1 % de salaire horaire féminin contribuerait à augmenter le temps domestique et parental des hommes de 0,5 %). A contrario, le temps de travail domestique et parental des femmes ne réagit pas aux variations de salaire horaire des hommes. Ainsi, l’usage du temps des femmes (travail marchand, tâches ménagères et parentales) dépend fortement de leur propre salaire horaire, tandis que l’usage du temps des hommes n’est que faiblement déterminé par leur niveau de salaire personnel. En d’autres termes, c’est la situation des femmes sur le marché du travail qui conditionne les modalités d’allocation des temps domestiques au sein des familles. Cette situation est en accord avec l’idée d’une répartition des rôles fondée sur le genre, octroyant à la femme le rôle principal en matière de contribution à la production domestique. Cette répartition traditionnelle des rôles autorise toutefois des ajustements exceptionnels et réversibles, en l’occurrence une hausse du temps de travail non marchand des hommes, qui serait comparable dans son fonctionnement au phénomène du travailleur additionnel, le travail additionnel ne s’activant qu’en cas d’indisponibilité du travailleur principal. La métaphore sportive du remplaçant s’applique ainsi, l’homme se trouvant sur la touche ou sur le banc des remplaçants.

Cette interprétation rejoint les conclusions de Sofer & Thibout (2015). L’absence de renversement des rôles lorsque la femme est plus investie que l’homme sur le marché du travail traduit bien l’existence de normes de genre fortes dans la division des tâches au sein des ménages, contrecarrant la logique d’efficacité économique qui prédit que les membres du couple se spécialisent en fonction de leurs productivités et avantages comparatifs, et non en fonction de leur genre (voir la littérature issue des travaux fondateurs de Becker, 1965). Lorsque les deux conjoints travaillent, comme c’est le cas le plus souvent en France, ces décisions conduisent à des gaspillages de ressources qui se doublent d’inégalités de genre au sein même du cadre familial.

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Les enjeux économiques et sociétaux de l’étude de la famille comme lieu de production du bien‑être présent et futur de la population sont absolument majeurs. Non, la crise du Covid‑19 n’a pas contribué à modifier les règles de répartition du travail domestique et parental selon le genre au sein des familles. Les ajustements intra‑familiaux observés à cette occasion correspondent à des ajustements de crise. En ce sens, les familles ont globalement été capables de mobiliser des ressources inhabituelles, en l’occurrence le temps des hommes, afin d’assurer la part de travail domestique que ne pouvait pas assumer les femmes. Pour conclure, soulignons que le fonctionnement de la sphère familiale continue de reposer massivement sur des normes de genre et le temps féminin. Le rôle de la sphère familiale au sein de notre société, notamment comme amortisseur en situation de crise, mérite d’être souligné et reconnu.

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