Croissance, soutenabilité climatique, redistribution : qu’apprend-on des « comptes augmentés » ?
L’Insee publie ce jour les premiers comptes nationaux augmentés. Cette innovation vise à appréhender d’un même tenant l’activité économique, ses conséquences pour le dérèglement climatique, et la répartition des revenus des ménages.
La démarche est double. D’abord, il s’agit de mettre à disposition un ensemble de données cohérentes qui favorise l’analyse conjointe des dimensions économique, sociale et environnementale. Ensuite, à titre exploratoire, l’Insee propose des indicateurs de synthèse croisant ces dimensions, qui peuvent compléter les indicateurs usuels comme le PIB et délivrer des messages différents de ceux-ci.
Sur la répartition des revenus des ménages, certains résultats, comme le pourcentage de ménages bénéficiaires nets de la redistribution dite élargie (57 % en 2022), reprennent et actualisent des travaux récents. Sur le dérèglement climatique, le rapprochement des données économiques et d’émissions de gaz à effet de serre permet d’analyser les évolutions, en général en baisse, des intensités carbone des grands agrégats économiques (PIB, importations, etc.), que l’on raisonne à court ou long terme, en émissions intérieures ou en empreinte.
D’autres résultats sont nouveaux et expérimentaux, comme l’évaluation d’une production intérieure nette ajustée du coût des émissions de gaz à effet de serre, inférieure de plus de 4 % à la mesure usuelle, ou comme l’estimation d’une épargne nette ajustée, durablement négative et signalant un manque de soutenabilité.
Les défis d’aujourd’hui requièrent d’examiner de façon conjointe les dimensions économique, sociale, et environnementale d’une même question. Le programme des comptes augmentés, annoncé dans un précédent billet de blog, cherche à répondre à cette attente. Il vise à articuler les informations de la comptabilité nationale, qui font référence pour mesurer la performance économique, avec d’autres questions essentielles. Deux de ces questions au cœur des débats publics ont été ici privilégiées : les émissions de gaz à effet de serre (GES) et les inégalités de revenu.
Ces premiers comptes augmentés regroupent en un même espace connexe aux comptes nationaux sur insee.fr, les statistiques dans ces domaines. Ils comprennent ainsi d’une part des comptes d’émissions de GES, y compris le bilan des émissions de gaz à effet de serre et une mesure rénovée de l’empreinte carbone. Ils incluent d’autre part des comptes par catégories de ménages montrant la répartition du revenu, de la consommation et de l’épargne : ils permettent d’établir un bilan de la redistribution incluant l’ensemble des transferts et des services publics et de mesurer la répartition de la consommation et de l’épargne selon les revenus, l’âge ou la catégorie socioprofessionnelle par exemple. Trois publications en présentent les principaux résultats. Elles s’accompagnent, sur le modèle des comptes nationaux, de la mise à disposition d’un ensemble de tableaux détaillés. Ces nouvelles sources seront actualisées chaque année en conservant un format similaire, favorisant leur utilisation pérenne. Des notes méthodologiques complètes exposent les modalités de construction de ces comptes.
De façon exploratoire, les comptes augmentés proposent en outre de nouveaux indicateurs de synthèse croisant certaines de ces dimensions. Ainsi, une étude sur les indicateurs économiques ajustés des émissions de GES paraît ce jour. Une autre étude suivra bientôt, proposant des indicateurs de croissance des revenus dite « équilibrée », c’est-à-dire qui accorde un poids égal à chaque individu peu importe son revenu/sa contribution à la production de richesse.
Que permettent plus précisément ces nouveaux comptes nationaux augmentés ? Et que nous apprennent les premiers indicateurs synthétiques construits pour compléter le PIB ?
Les comptes par catégories de ménage permettent d’établir chaque année le bilan de la redistribution élargie
Les comptes par catégories de ménages reprennent une lignée de travaux où l’Insee a joué un rôle pionnier depuis une quinzaine d’années. Il s’agit de mesurer comment le revenu global se répartit entre diverses catégories de ménages (groupe de niveau de vie, tranche d’âge, diplôme, sexe, configuration familiale, catégorie socioprofessionnelle et tranche d’unité urbaine).
Pour s’y retrouver, il faut avoir en tête qu’il y a deux agrégats de revenu des comptes nationaux qui sont ainsi décomposés.
D’une part, le seul revenu disponible des ménages : c’est la notion la plus usuelle mais aussi la plus étroite. Sa décomposition par catégories de ménages, mise en œuvre très tôt à l’Insee (premier prototype de 2008, étude ponctuelle de 2017), est en voie de . La décomposition proposée ce jour du compte des ménages ne se limite du reste pas au revenu : elle comprend aussi la consommation et l’épargne.
D’autre part, l’ensemble du revenu national : cette approche plus large [Accardo et al., 2021], mise aussi en avant dans des travaux universitaires [Piketty et al., 2018], réalloue aux ménages les revenus des autres secteurs institutionnels (entreprises et administrations publiques). Elle décrit la répartition du revenu national de deux manières : les « revenus primaires élargis » qui sont les revenus que percevraient les ménages avant tout mécanisme de redistribution ; le « niveau de vie élargi », après prise en compte de l’ensemble des prélèvements, prestations sociales monétaires et valorisation des services publics (transferts non monétaires). Cette deuxième approche permet d’examiner l’ensemble de la redistribution, dite alors élargie, et d’en faire le bilan. Ainsi, en 2022, 57 % des personnes ont un niveau de vie élargi plus élevé que leur revenu primaire élargi, et sont donc bénéficiaires de la redistribution élargie. Après transferts, le niveau de vie élargi des 10 % des ménages les plus aisés est 4 fois plus élevé que celui des 10 % les plus modestes, alors que leur revenu primaire élargi est 24 fois plus élevé avant transferts (figure 1). Ainsi, en 2022, la redistribution élargie divise par 6 le ratio des revenus entre les 10 % les plus aisés et les 10 % les plus modestes. Ces résultats restent stables sur les dernières années.
La production de comptes par catégories est à présent standardisée et donnera lieu à publication annuelle. Les tableaux détaillés mis à disposition portent sur les années 2018 à 2022.
Figure 1 – Comptes par catégories de ménages pour la France en 2022, selon le dixième de niveau de vie usuel
Les comptes de GES font le bilan annuel des émissions de gaz à effet de serre et de l’empreinte française
La publication sur les émissions de gaz à effet de serre et l’empreinte carbone de la France en 2023 qui paraît ce jour présente à la fois les émissions résidentes, c’est-à-dire issues de l’activité économique productive sur le territoire français, et une mesure rénovée de l’empreinte GES de la France, reflet de nos consommations et investissements (figure 2).
La possibilité d’exprimer les émissions et l’empreinte dans les nomenclatures de la comptabilité nationale permet de mettre en évidence la baisse depuis 2010 de l’intensité en GES par euro non seulement du PIB, mais aussi de la demande finale, des exportations et des importations : autrement dit, un euro de chacun de ces grands agrégats économiques est moins émetteur de GES aujourd’hui qu’en 2010.
Si les émissions de GES ont fortement baissé depuis 1990, de 31 %, cette baisse existe mais est moins marquée pour l’empreinte carbone qui n’a baissé « que » de 13 %. Cependant, bien que 5 fois plus intenses en GES par euro que la production domestique, les importations se décarbonent au même rythme que le PIB.
Les tableaux joints présentent, pour les années 1990 à 2023, les différentes décompositions des comptes d’émissions dans l’air et de l’empreinte carbone : par type de gaz à effet de serre, par origine géographique et activité des émissions, par produits et secteurs institutionnels de la demande finale, ainsi que des comparaisons internationales. Ils sont mis à disposition sur les sites internet de l’Insee et du service de la donnée et des études statistiques (SDES, le service statistique du ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires), qui en est coproducteur avec l’Insee.
Figure 2 – Émissions et empreinte GES de la France en 2023
De nouveaux indicateurs synthétiques, complémentaires au PIB
À partir de ces résultats détaillés, l’Insee soumet au débat des indicateurs de synthèse exploratoires, qui peuvent compléter ceux des comptes nationaux dans l’appréciation globale de la performance économique, sociale et environnementale. Ces indicateurs requièrent un travail conceptuel et des hypothèses supplémentaires. Un bon indicateur doit recevoir une interprétation claire et être susceptible d’envoyer un signal distinct des indicateurs classiques comme le PIB ou l’épargne nette.
Ils ont vocation à être présentés dans deux publications plus analytiques : la première « Peut-on prendre en compte le climat dans les comptes nationaux » est publiée ce jour, la seconde portant sur les évolutions de revenu en accordant un poids égal à chaque ménage, sera publiée dans les prochaines semaines.
Les indicateurs ajustés des émissions de GES pointent une moindre activité nette et un manque de soutenabilité de l’économie française
L’une des limites du PIB est de ne pas prendre en compte le fait que les activités économiques courantes, dont il mesure la valeur, affectent, via les émissions de GES qui les accompagnent, la qualité du patrimoine transmis aux générations futures. Autrement dit, du fait des émissions induites par les activités économiques, la création nette de valeur (le produit intérieur net) est plus faible qu’ordinairement mesuré, et la portion qui en est épargnée est aussi plus faible.
L’Insee propose donc un indicateur de produit intérieur et un indicateur d’épargne nationale « ajustés », c’est-à-dire nets des coûts implicites entraînés par les émissions courantes de gaz à effet de serre (figure 3). Sont également proposés un « compteur GES », mesurant les écarts cumulés à la trajectoire prévue de baisse des émissions, une évaluation du coût à venir de la décarbonation, ainsi qu’un ordre de grandeur des coûts des dommages déjà constitués.
Pour la France, le produit intérieur net ajusté (PINA) est estimé inférieur de 4,3 % au produit intérieur net usuel (PIN) en 2023. Tant que les émissions résidentes de GES resteront positives, ce PINA restera plus faible que le PIN. Toutefois, la diminution des émissions françaises des GES dans les années récentes amène à ce que cette correction à la baisse diminue : ce découplage implique que la mesure de la croissance en volume du PINA est plus élevée que celle du PIN.
L’indicateur d’épargne nette ajustée amène, lui, à revoir le diagnostic porté sur la soutenabilité de l’économie. Ainsi, l’épargne nette ajustée apparaît durablement négative, traduisant un défaut de soutenabilité de l’activité économique. Enfin une évaluation du coût à venir de la décarbonation complète de l’économie (« dette climatique implicite ») peut être calculée.
Figure 3 – Ajustements du produit intérieur net (PIN) et de l’épargne nette (EN) en 2023
L’analyse des conséquences des émissions de GES permet également de considérer leurs effets « au-delà du PIB », notamment sur la santé et la mortalité des ménages. Cela conduit à étendre le champ de comptabilité nationale à ce type d’effets et donc à les intégrer dans les indicateurs proposés, qui sont alors considérés comme « étendus ». Bien sûr, dans le débat autour de ce type d’indicateurs, il peut paraître incongru de donner un équivalent monétaire aux dimensions essentiellement non monétaires que sont les menaces sur la santé et les conditions de vie dues au réchauffement climatique. Mais c’est un passage obligé pour imaginer construire un indicateur synthétique.
L’indicateur de croissance « équilibrée » amène une vision différente de l’évolution du pouvoir d’achat des ménages
Les comptes par catégories de ménages sur plusieurs années permettent d’examiner l’évolution différenciée de la répartition du revenu national, par exemple entre les plus modestes ou les plus aisés.
L’Insee va proposer la construction d’un nouvel indicateur dit de « croissance équilibrée » présentant la moyenne des évolutions de revenu par dixièmes de niveau de vie. Il diffère de la croissance usuelle mesurée par le taux d’évolution du PIB en ce que celle-ci donne un poids aux évolutions des revenus des ménages proportionnel à leur revenu initial : dans cet indicateur usuel de la croissance, un ménage ayant un revenu au départ deux fois plus important qu’un autre verra l‘évolution de son revenu compter deux fois plus. C’est en ce sens que cette croissance est qualifiée de « pondérée par les revenus ». A contrario, l’indicateur de « croissance équilibrée » accorde la même importance aux différentes catégories de ménages, quel que soit leur revenu. Un tel indicateur correspond ainsi mieux au « vécu » des ménages lorsqu’ils examinent leurs propres évolutions de revenus (pour une élaboration conceptuelle, cf. Germain, 2020 et Blanchet et al., 2024).
Des indicateurs expérimentaux ayant vocation à contribuer au débat
Ces indicateurs de synthèse expérimentaux n’ont pas le statut pérennisé comparable à celui d’indicateurs macroéconomiques usuels tels que les produisent les comptes nationaux usuels : un billet de blog paru en 2023 expliquait en quoi le PIB et surtout l’architecture du Système de Comptabilité Nationale qui le sous-tend conservent leur pertinence pour analyser un grand nombre de questions économiques, comme l’évolution du partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits, ou celle des finances publiques par exemple. Le PIB et les comptes nationaux permettent des comparaisons, notamment entre pays et entre périodes temporelles, et fournissent une information régulière et rapide utile aux décisions de politique économique.
De plus, le calcul de ces nouveaux indicateurs s’appuie sur des conventions (choix des pondérations pour la croissance équilibrée) ou des paramètres clés dont la valeur est incertaine et pourrait être fortement révisée (coût social du carbone et valeur d’action pour le climat par exemple).
Ces indicateurs sont complémentaires aux indicateurs macroéconomiques classiques car ils illustrent comment le cadre de référence des comptes nationaux peut être étendu pour apprécier de façon plus large l’activité économique. Ils s’inscrivent dans l’esprit des évolutions au niveau international du système de comptabilité nationale pour aider à l’appréciation du bien-être et de la soutenabilité de notre modèle économique. Le nouveau système, en voie d’adoption, met en effet l’accent sur les comptes par catégories de ménages et sur les agrégats macroéconomiques nets. La construction de tels indicateurs, et plus largement les problématiques « au-delà du PIB », ont d’ailleurs été abondamment abordées lors de la récente conférence des acteurs de la statistique européenne (CESS) à Paris, coorganisée par l’Insee et la Banque de France en octobre. Cette conférence a permis de présenter les différentes initiatives des instituts de statistique européens et de leurs partenaires visant à enrichir les indicateurs économiques et obtenir une vision plus large de la soutenabilité et du bien-être.
Les dimensions retenues dans cette première étape du programme des comptes nationaux augmentés porté par l’Insee, à savoir la répartition de la croissance entre les ménages et les émissions de gaz à effet de serre, l’ont été en raison de leur importance dans les enjeux publics actuels. Mais il existe bien d’autres dimensions pertinentes possibles d’augmentation des comptes ; par exemple et sans chercher à être exhaustif, la prise en compte de l’environnement au-delà de la seule question des gaz à effet de serre et du réchauffement climatique (valorisation des ressources naturelles et de la biodiversité), ou encore l’intégration des activités domestiques et du temps de loisirs (par exemple Heys, 2023 ou Benczur et al., 2024]. ■
Pour en savoir plus :
- André M., Buresi G., 2024, « Les ménages les plus aisés épargnent un quart de leur revenu, les plus modestes n’épargnent pas », Insee-Focus n° 338, novembre
- André M., Buresi G., Martin H., 2024, « Transferts monétaires et services publics augmentent de 16 % le niveau de vie au milieu de l’échelle », Insee-Première n° 2022, novembre
- André M., Germain J.-M., Sicsic M., 2023, « Comptes nationaux distribués : une nouvelle manière de distribuer la croissance − Une expérience innovante au service du débat public », Courrier des statistiques n° 9, Insee, juin
- Baude M., Larrieu S., 2024, « Les émissions de gaz à effet de serre et l’empreinte carbone de la France diminuent significativement », Insee-Première n° 2023, novembre
- Benczur P., Boskovic A., Cariboni J., Chevallier R., Le Blanc J., Sandor A.-M., Zec S., 2024, “Sustainable and Inclusive Wellbeing, the road forward“, Publications Office of the European Union doi:10.2760/828060, JRC137910, juillet
- Blanchet D., Fleurbaey M., Pesme C., 2024, « Au-delà de la moyenne : croissance et répartition de la croissance », Chapitre III du rapport d’étape de la chaire « Mesures de l’économie », axe « Autour et au-delà du PIB »
- Germain J.-M., 2020, « Du PIB au PIB ressenti : en retrait sur le PIB, l’Europe dépasse désormais les États-Unis en bien-être monétaire », Insee analyses n° 57, octobre
- Heys R., 2023, “Inclusive income: how the ONS is moving beyond GDP”, blog ONS, juin
- Larrieu S., Roux S., 2024, « L’épargne nette ajustée des effets liés au climat est négative en France », Insee-Analyses n° 98, novembre
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