« Augmenter » les comptes nationaux pour aller au-delà de la seule mesure de l’activité économique

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Nicolas Carnot, Guillaume Houriez, Sébastien Roux, Insee.
"Augmenter" les comptes nationaux pour aller au-delà de la seule mesure de l'activité économique
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Le Système de comptabilité nationale (SCN) et son indicateur central, le PIB, disposent d’atouts majeurs (lire le billet associé Le PIB reste-t-il un indicateur pertinent ? publié simultanément). Le PIB présente cependant des limites inhérentes aux concepts qui le fondent, et il ne véhicule pas d’informations sur certains sujets cruciaux, comme ceux relatifs aux inégalités et à l’environnement. La liaison entre la croissance du PIB et ce qui importe du point de vue du bien-être collectif est ainsi fréquemment questionnée.

Dans cette optique, l’Insee amorce la démarche des « comptes nationaux augmentés » pour compléter l’information fournie sur la croissance économique, d’une façon régulière et bien articulée avec le cadre de synthèse des comptes, en mettant l’accent sur deux dimensions : la distribution des revenus et la dégradation environnementale.

Deux insatisfactions sont couramment exprimées à l’égard du Produit intérieur brut (PIB). D’une part, il fournit une information agrégée sur la croissance économique mais sans en préciser la répartition. D’autre part, il ne prendrait pas en compte les atteintes à l’environnement. Ce billet revient sur ces deux limites puis présente la démarche des « comptes nationaux augmentés » menée par l’Insee, qui s’inscrit dans une perspective d’élargissement du regard sur la performance économique, tout en se voulant directement articulée avec le cadre qu’offrent les comptes nationaux.

Le PIB est un indicateur agrégé qui ne rend pas compte des inégalités

Première limite forte du PIB : la mesure de la croissance agrégée ne dit rien de sa répartition. Cela se comprend bien : les comptes nationaux ont d’abord vocation à apprécier la situation macro-économique. Ils distinguent de grands agents selon leur fonction économique principale. On observera que ce faisant, ils informent utilement sur le partage de la valeur ajoutée entre entreprises et salariés, ou sur le poids du secteur public. Mais l’ensemble des ménages est représenté comme un tout. Par construction cela ne permet pas d’apprécier les inégalités ou différences de situation des ménages entre eux. Or ce n’est pas du tout indifférent : on ne portera pas le même regard sur la croissance selon qu’elle bénéficie principalement aux (multi)millionnaires ou se traduit par une élévation des revenus moyens et modestes.

Le PIB n’intègre pas la dimension environnementale

Second point récurrent de fixation : le PIB ne tient pas compte des dégradations environnementales. Là aussi, on comprend bien la raison de cette situation du point de vue de la démarche comptable classique : celle-ci vise à constater la situation présente, sans se projeter dans le futur. La croissance peut donc être forte sans être soutenable, notamment dans sa relation avec l’environnement. Au demeurant, la comptabilité nationale s’appuie principalement sur les transactions monétaires observées : les atteintes à l’environnement n’y figurent donc logiquement pas, tandis que des dépenses de réparation y sont comptabilisées, par exemple les rémunérations des emplois chargés de réparer ces atteintes. En outre, les transactions qui sont enregistrées le sont généralement à un prix, celui de l’échange marchand, qui n’incorpore pas forcément les effets environnementaux entraînés par lesdites opérations. Ainsi, même si l’on peut construire des indicateurs de soutenabilité de la croissance à partir des comptes usuels, apprécier celle-ci en regard de la pression environnementale requiert d’aller au-delà des seules transactions monétaires observées.

Les ODD : un tableau de bord complet, mais sans articulation avec les comptes nationaux

Ces limites sont bien connues. Abordées déjà dans un précédent billet du blog de l’Insee en octobre 2020, elles étaient au centre du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi remis en septembre 2009. Ces derniers formulaient diverses recommandations, visant pour partie à mieux exploiter les comptes existants, par exemple en mettant davantage l’accent sur l’optique revenu que production (Blanchet et Fleurbaey, 2022). Mais surtout l’objectif est d’élargir la focale à des dimensions non prises en compte par le PIB, dans une perspective de type « tableau de bord ». La démarche s’est notamment traduite, au niveau mondial par les Objectifs de développement durable (ODD), et en France par un tableau de bord élaboré par un groupe de travail du Conseil national de l’information statistique (Cnis) présidé par Jean-René Brunetière et par les indicateurs de la loi dite « Eva Sas », votée à l’unanimité en 2015, qui couvrent les dimensions économique, sociale et environnementale et sont mis à jour chaque année. Toutefois, force est de constater que ces indicateurs sont loin d’avoir l’écho du PIB dans le débat public.

La démarche présentée ci-après s’inscrit dans une même perspective d’élargissement du regard sur la performance économique, tout en se voulant plus ciblée et plus directement articulée avec le cadre qu’offrent les comptes nationaux. En effet, le système des comptes propose une architecture de synthèse intéressante pour y inclure progressivement les dimensions d’inégalités et d’environnement. Les comptes seraient « augmentés » en un double sens : une information conjointe à la croissance sur la répartition des revenus et les émissions de gaz à effet de serre qui accompagnent cette croissance ; une extension de la réflexion sur les indicateurs de synthèse allant au-delà du PIB.

L’« augmentation » des comptes : une démarche internationale s’appuyant sur des travaux préexistants

La communauté statistique internationale est déjà engagée dans une perspective d’élargissement du cadre des comptes nationaux. Une note d’orientation décrit cinq domaines à considérer pour que les comptes nationaux puissent mieux rendre compte du bien-être et de la soutenabilité. Parmi ceux-ci figurent notamment la capacité à construire des statistiques reflétant les distributions de revenus, consommation, épargne et patrimoine des ménages, ainsi que les comptes environnementaux. Y figurent en outre le travail domestique, le capital humain et la santé, qui pourraient être de futures pistes d’augmentation des comptes nationaux.

À l’Insee, la démarche des comptes augmentés s’appuie sur de nombreux travaux existants, menés par l’institut ou par d’autres. Ainsi, la France a été pionnière sur les inégalités en établissant dès 2008 un premier prototype des comptes par catégorie de ménages (Accardo et al., 2009). Ce type de décomposition caractérise les écarts de situation entre catégories de ménages en articulant les concepts de la comptabilité nationale (à vocation plutôt macroéconomique) et ceux de la statistique sociale (s’appuyant directement sur des données individuelles issues d’enquêtes ou administratives). Ce travail a été actualisé sous forme d’études ponctuelles (Accardo et al., 2017 et 2020), sans se traduire toutefois par une production annuelle de ces statistiques. Plus récemment, des travaux académiques ont distribué le revenu national net de l’ensemble de l’économie, comprenant donc aussi les revenus des autres secteurs institutionnels que les seuls ménages (Piketty et al., 2018). Ce cadre permet d’examiner les étapes de la redistribution : prélèvements, transferts sociaux et bénéfices des services publics (éducation, santé, retraites, etc.), mettant en lumière, entre autres, le poids majeur des services publics dans la redistribution (Germain et al., 2021 – Figure 1).

Figure 1 : Solde des transferts publics selon les deux approches en 2018, par dixième de niveau de vie usuel

Solde des transferts publics selon les deux approches en 2018, par dixième de niveau de vie usuel
Source : Accardo et al., « Réduction des inégalités : la redistribution est deux fois plus ample en intégrant les services publics », in Insee Références – Revenus et patrimoine des ménages, 2021.

Sur le plan de l’environnement, de nombreuses statistiques sont élaborées par le service des données et études statistiques (SDES) du ministère en charge de l’environnement. Si l’on se centre sur la question de la transition bas carbone, l’une des plus urgentes (Pisani-Ferry et Mahfouz, 2022), les données clés sont les émissions de gaz à effet de serre (GES), qu’elles soient relatives aux inventaires (émissions du territoire) ou à l’empreinte (émissions induites par la demande intérieure Figure 2). Or, la méthode de calcul de l’empreinte est très liée à celle des comptes nationaux, car elle mobilise des tables « entrées-sortie » nationales et internationales. Le SDES et l’Insee travaillent ensemble pour en améliorer le calcul et bien prendre en compte les chaînes de valeur mondiales intervenant dans la fabrication des produits.

Figure 2 : Part en 2018 de l’UE à 27, des États-Unis et de la Chine dans l’empreinte carbone (en téqCO2), dans la population et dans le PIB (en euros 2017, en parité de pouvoir d’achat)

Part en 2018 de l'UE à 27, des États-Unis et de la Chine dans l'empreinte carbone, dans la population et dans le PIB
Source : Bourgeois et al., « Un tiers de l’empreinte carbone de l’Union européenne est dû à ses importations », Insee-Analyses n°74, 2022.
Un enjeu de mise à disposition rapide et de publication régulière

Ces différents travaux, s’ils s’appuient ou font référence au cadre central de la comptabilité nationale, ne conduisent pas à des publications régulières ni coordonnées avec celles des comptes nationaux. Or, pour que ces indicateurs soient visibles et contribuent au débat public, il faudrait qu’ils soient publiés régulièrement (au moins tous les ans) et à des dates fixes, de manière à assurer une continuité temporelle de l’information. Il faudrait aussi qu’ils soient disponibles rapidement et coordonnés avec le calendrier de production des comptes nationaux. Or, les comptes par catégories de ménages et l’empreinte carbone s’appuient en partie sur les données diffusées par les comptes nationaux. Mais ils dépendent aussi d’autres sources, qui ne sont souvent pas disponibles selon le même calendrier.

Le projet des comptes nationaux augmentés vise ainsi à faciliter la coordination des différents processus de production de données : cela passe par le choix des statistiques à diffuser et des données sur lesquelles s’appuyer, en arbitrant entre leur qualité et leur rapidité de mise à disposition. Une concertation avec les principaux utilisateurs permettra de recueillir les besoins d’information et d’adapter au mieux l’offre éditoriale.

À l’horizon de 2024, l’Insee envisage donc de mettre en place des processus de production statistique réguliers permettant de publier, dans un calendrier et un format articulés avec ceux des comptes nationaux, les comptes distributionnels des ménages et l’empreinte carbone de la France. D’autres développements sont envisagés à un horizon plus long.

Vers des indicateurs synthétiques complémentaires ?

L’enjeu de l’augmentation des comptes est aussi de construire et diffuser un ou des indicateurs synthétiques permettant de rendre compte des inégalités et de l’environnement. Cette démarche peut s’inscrire dans celle visant à construire des indicateurs reflétant le bien-être et la soutenabilité, notamment préconisée par l’ONU dans le cadre de la révision du Système de comptabilité nationale.

Des premiers travaux ont été effectués à l’Insee pour explorer les façons de construire de tels indicateurs s’appuyant sur les données des comptes nationaux et reflétant mieux le bien-être et la soutenabilité. Il en est ressorti une estimation du « PIB ressenti » (Germain, 2020) et du prix social du carbone dans une perspective de soutenabilité (Germain et Lellouch, 2020).

Le « PIB ressenti »

L’idée du « PIB ressenti » est de s’appuyer sur la relation concave – établie sur les réponses aux enquêtes – entre bien-être ressenti et revenu, et d’appliquer cette relation à la distribution des revenus telle qu’elle peut être calculée avec les comptes par catégorie de ménage. Ayant transformé l’ensemble des revenus des ménages en bien-être, on peut en estimer la moyenne et la re-transformer en quantité monétaire en utilisant la relation entre revenu et bien-être dans le sens inverse. Cette opération conduit en fait à donner un poids plus important aux ménages les plus modestes que ne le fait le PIB par tête qui, par construction, donne à chaque ménage un poids proportionnel à son revenu. Ainsi, aux États-Unis, le PIB par tête a crû au cours des dernières décennies tandis que le PIB par tête ressenti a stagné du fait de la forte hausse des inégalités.

Un produit intérieur net « décarboné »

Des indicateurs macroéconomiques de synthèse tenant compte de la contrainte de soutenabilité climatique peuvent aussi être élaborés en apportant une correction aux indicateurs usuels de la comptabilité nationale. Si les travaux n’en sont pas au même point dans toutes les dimensions de la soutenabilité environnementale, on peut d’ores et déjà se concentrer sur les coûts entraînés par les émissions de gaz à effet de serre (GES). Deux notions sont souvent mises en avant à cet égard. D’une part une mesure de produit intérieur net qui serait une meilleure évaluation de la performance économique véritable que le produit intérieur brut (PIB), en y ôtant une mesure du dommage fait à l’environnement reflétant par exemple le nombre de tonnes de carbone émises du fait des activités économiques. D’autre part une mesure de l’épargne ajustée qui, en comparaison de l’épargne usuelle, offrirait une meilleure indication sur la soutenabilité du modèle de développement suivi (cf. Labroue et Bureau, 2022, pour une exposition), en représentant le budget carbone alloué à la France comme une forme de capital à mettre en regard des autres actifs dans cette perspective. De tels indicateurs nécessitent d’expliciter un mode de valorisation des émissions de GES. Une telle approche est notamment proposée par Germain et Lellouch (2020) qui estiment, à l’aide d’hypothèses sur la technologie de décarbonation, le coût qu’il faudrait payer pour respecter l’engagement de neutralité carbone en 2050.

Ces exemples montrent aussi que la construction d’indicateurs synthétiques complémentaires repose sur des considérations et des hypothèses qui se situent au-delà du champ ordinaire du comptable national. Ces indicateurs doivent donc être considérés pour le moment comme des statistiques expérimentales. Le programme des comptes nationaux augmentés a vocation à prolonger ces travaux d’étude et à en développer de nouveaux en s’appuyant sur la communauté académique, notamment avec la chaire de la Paris School of Economics (PSE) « Mesures de l’économie, nowcasting – au-delà du PIB », dont l’Insee est un partenaire.

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Des indicateurs synthétiques complétant le PIB ne visent pas à se substituer à celui-ci. Ils n’ont pas non plus pour ambition de construire in fine un indicateur unique qui approximerait, à lui seul, l’ensemble des dimensions pertinentes du bien-être économique. Il s’agit bien d’élargir le regard, en offrant un croisement de plusieurs dimensions allant au-delà de la juxtaposition d’informations (le revenu moyen et les inégalités ; la croissance usuelle et les coûts non payés des émissions de GES ; etc.). Pour porter dans le débat public, de tels indicateurs doivent respecter plusieurs caractéristiques (Terzi, 2021) : être clairement interprétables, apporter une information bien distincte du PIB, ne pas être trop nombreux et être diffusés régulièrement, de même que l’est le PIB.

Ces nouveaux indicateurs synthétiques expérimentaux pourront amener un regard neuf sur la mise en place de certaines politiques publiques, en intégrant des préoccupations qui n’étaient pas ou peu adressées par le PIB jusqu’à présent.

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