Comment le télétravail affecte-t-il la productivité des entreprises ?
Les enseignements très partiels de la littérature

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Pierre Pora, Insee


L’une des questions que pose le chiffrement de l’activité en cette année de crise est celle des effets du télétravail. Peut-on considérer que les heures télétravaillées du fait de l’épidémie ont généré un même montant de production que les heures qui auraient été normalement travaillées sur site ? À combien évaluer l’écart d’efficacité ? Au-delà de la mesure de l’activité sur l’année en cours, se pose aussi la question de l’impact du télétravail sur la croissance des années à venir. Il devrait s’installer dans la durée : faut-il y voir un frein potentiel à la croissance ou, à l’inverse, un nouveau gisement de gains de productivité ?

Dans l’attente de données qui permettront de complètement mesurer ses conséquences, on dispose d’éclairages ponctuels. Dans certains cas, le télétravail engendre un surcroît de productivité lorsqu’il porte sur des tâches demandant de la créativité. Au niveau de l’entreprise, la productivité globale paraît elle aussi dépendre du type d’activité. Par ailleurs, l’augmentation du nombre d’heures travaillées, notamment chez les cadres, brouille les effets sur la productivité. L’hétérogénéité des résultats de ces études rend toute extrapolation hasardeuse. De plus, en se concentrant sur des salariés et des entreprises volontaires, ces études portent sur des situations plus favorables que celle de l’adoption massive et non anticipée du télétravail en mars 2020. À court-terme, les effets du télétravail sur la productivité pendant le confinement sont vraisemblablement négatifs. Mais ils restent très difficiles à quantifier.

Au cours du confinement, plus d’un quart des salariés ont été en situation de télétravail (enquête Acemo-Covid), alors que cette pratique ne concernait qu’environ 3 % des salariés auparavant (Hallépée et Mauroux, 2019). Ce faisant, entreprises comme salariés ont pu expérimenter cette situation et apprécier les avantages et inconvénients associés à cette pratique, et, dans certains cas envisager de la rendre pérenne. Or, plusieurs travaux ont tenté de mesurer les effets du télétravail sur la productivité. Nous allons les passer en revue et tenter d’en tirer les principaux enseignements.

Les études portent sur des populations particulières

Bien mesurer l’impact du télétravail sur les entreprises qui l’adoptent ne peut se faire en les comparant naïvement à celles qui ne l’adoptent pas, car leurs productivités peuvent déjà différer avant adoption du télétravail. On contourne classiquement ce problème par des expérimentations contrôlées ou des quasi-expériences dans lesquelles des salariés a priori identiques ont été amenés à basculer ou pas vers ce mode de travail.

Dutcher (2012) assigne ainsi aléatoirement à des étudiants volontaires des tâches depuis leur domicile ou depuis le laboratoire. Bloom et al. (2015) le font également pour des employés d’une grande agence de voyage au cours des 6 premiers mois de l’introduction de cette pratique. D’autres auteurs utilisent des variations exogènes liées au contexte professionnel pour examiner les conséquences de certains aspects du télétravail. Ainsi Battiston et al. (2017) examinent l’effet de l’interaction en face à face sur la productivité en s’appuyant sur les particularités de la gestion des appels aux services de police dans l’agglomération de Manchester : quatre centres répartis dans l’agglomération reçoivent et traitent tous des appels provenant de l’ensemble de l’agglomération ; en revanche, le traitement des incidents qui ont généré ces appels est local, chaque centre gérant sa zone géographique particulière. L’arrivée des appels dans les différents centres selon un système de queue génère ainsi une répartition quasi aléatoire des échanges entre le gestionnaire de l’appel et l’opérateur radio qui traite l’incident, entre un dialogue en face-à-face et une communication à travers le système informatique de la police de Manchester.

D’autres études portent sur la montée en charge du télétravail dans les entreprises en la liant par exemple à l’amélioration des conditions informatiques. Ces études aboutissent à des résultats assez différents en fonction du contexte et selon qu’on observe le salarié ou l’entreprise.

Un effet du télétravail positif pour les tâches créatives

Même lorsqu’on peut mesurer la productivité individuelle des salariés dans le cadre de tâches bien définies, les résultats diffèrent. Ainsi Bloom et al. (2015) mesurent, au sein de l’agence de voyage dans laquelle leur expérience a été réalisée, des effets positifs, de l’ordre de 13 % ,du télétravail sur la productivité individuelle des salariés. Ils s’expliquent avant tout par des temps de pause réduits, et dans une moindre mesure par un plus grand nombre d’actions réalisées par minute. À l’opposé, Battiston et al. (2017) montrent un effet positif mais plus réduit, entre 2 et 4 %, de la possibilité d’interagir en face-à-face pour l’exécution d’une tâche requérant la coordination de plusieurs agents. Leur résultat suggère que le télétravail peut aussi avoir des effets négatifs : ses effets dépendent vraisemblablement du type de tâche effectué, hétérogène d’une profession à une autre. Dans un cadre d’économie expérimentale, Dutcher (2012) éclaire une dimension de cette hétérogénéité, en mettant en évidence des effets négatifs du télétravail sur la productivité pour l’accomplissement d’une tâche routinière, mais des effets positifs lorsqu’il s’agit de réaliser une tâche exigeant une forme de créativité. Les résultats précédents suggèrent que les effets dépendent également d’une autre dimension, selon que les tâches effectuées requièrent une plus ou moins grande coordination entre salariés.

Le télétravail peut aussi modifier l’effort fourni par les salariés, à travers l’effet qu’il peut avoir sur leur nombre d’heures travaillées. Ainsi, Rupietta et Beckmann (2018) montrent que le passage au télétravail entraîne une hausse du nombre d’heures travaillées de 1h à 2h30 par semaine qui passe exclusivement par une hausse du nombre d’heures supplémentaires non-rémunérées par l’employeur. De même, Possenriede et al. (2016) estiment un effet positif du télétravail sur les heures travaillées, de l’ordre de 40 minutes à 1h10 par semaine. L’effet est en revanche nul sur les heures contractuelles, ou sur le souhait exprimé par les salariés de travailler plus ou moins que ce que leur contrat de travail prévoit. Pour Arntz et al. (2019), cet effet est très variable entre groupes de salariés : ainsi, la hausse des heures supplémentaires concernerait avant tout les salariés sans enfants, mais les parents, et en particulier les mères, auraient plutôt tendance à augmenter leur nombre d’heures contractuelles. Ces résultats semblent cohérents avec ceux de Hallépée et Mauroux (2019) : dans le cas français, les cadres pratiquant fréquemment le télétravail sont significativement plus nombreux que les autres à travailler plus de 50 heures par semaine.

Au niveau de l’entreprise, les gains (ou les pertes) de productivité ne se résument pas aux gains (ou aux pertes) de productivité mesurés individuellement au niveau de chaque salarié. Ils doivent incorporer les changements dans le recours aux facteurs de production. Adopter le télétravail peut en effet conduire les entreprises à par exemple modifier leur besoin en matériel informatique ou en locaux. Il faut alors estimer la productivité globale des facteurs. Bloom et al. (2015) estiment ainsi que la mise en place du télétravail dans l’agence de voyage dans laquelle leur expérience a été réalisée a permis une augmentation de 20 % à 30 % de la productivité globale des facteurs, et une économie de l’ordre de 2000 $ par an par salarié. Cette économie passe essentiellement par la diminution du coût de location d’espace de bureau, par la hausse de la productivité individuelle et par une moindre rotation des effectifs. Toutefois, pour des travaux réalisés sur des échantillons d’entreprise, Viete et Erdsiek (2016) ne mettent pas en évidence de corrélation entre la productivité globale des facteurs et l’implémentation du télétravail. Quant à Monteiro et al. (2019), ils montrent une baisse de la productivité globale des facteurs à l’adoption du télétravail, de l’ordre de 2 % ; cette baisse est tirée par les entreprises les plus petites (moins de 50 salariés), qui n’exportent pas, versent des salaires inférieurs à la moyenne de leur secteur et s’engagent le moins dans des activités de recherche et développement. Résultats qui suggèrent l’hétérogénéité des effets du télétravail selon le type de tâches auxquelles il s’applique, selon qu’elles sont plus ou moins routinières ou créatives (Dutcher, 2012).

Une extrapolation difficile

Dans l’ensemble de ces études, le télétravail consiste en une situation plutôt marginale ou appliquée à des situations très spécifiques. Peut-on en tirer des enseignements dans la perspective d’un développement massif de ce mode d’organisation ?

Une première difficulté à l’extrapolation de ces études tient au fait que ce qu’on entend par « télétravail » peut fortement différer d’une à l’autre. Le télétravail examiné par Bloom et al. (2015) est une situation où les salariés travaillent de chez eux 4 jours par semaine, et dans les locaux de l’entreprise un jour par semaine. D’autres considèrent une situation de télétravail quelle que soit sa fréquence (pouvant diminuer jusqu’à une fois par mois), ou excluent le cas du télétravail intégral. La définition est encore plus large lorsqu’on considère les entreprises : Viete et Ersiek (2016) le définissent comme la possibilité offerte aux salariés de travailler depuis l’extérieur des locaux ; Monteiro et al. (2019) considèrent que les entreprises ont adopté le télétravail dès lors qu’il existe un système d’accès à distance au système de courriels, documents et applications nécessaires au travail des salariés. À ces difficultés liées à une forte différence d’intensité du télétravail se surajoutent encore celles liées au caractère particulièrement soudain du passage au télétravail, comme on l’a connu lors du confinement. Ainsi, les effets sur la productivité de l’adoption du télétravail, préparée en amont, notamment du point de vue de la mise en œuvre des solutions informatiques adaptées, sont probablement plus bénéfiques à court terme que ceux d’un passage brutal et non-anticipé à cette forme d’organisation du travail.

Ensuite, au-delà de la définition du télétravail, la littérature ne fournit des résultats que pour des sous-populations parfois sélectionnées sur la base du volontariat. Ainsi, l’expérience randomisée de Bloom et al. (2015), même en admettant qu’elle se laisse facilement généraliser à toutes les entreprises et tous les secteurs, ne renseigne que sur l’effet du télétravail pour les salariés ayant fait part de leur désir d’adopter cette organisation du travail, parmi lesquels le tirage au sort a été réalisé. Cela empêche de l’extrapoler aux autres individus. Cette limite est bien illustrée par ces auteurs : lorsque, après neuf mois d’assignation aléatoire à des postes en télétravail ou non, les salariés ont été autorisés à choisir s’ils se mettaient finalement en télétravail ou non, les écarts de productivité entre les salariés choisissant le télétravail et ceux y renonçant ont doublé. En d’autres termes, les salariés volontaires pour le télétravail sont en général ceux pour lesquels les effets du télétravail sur la productivité sont les plus grands et positifs. Par conséquent, les effets du télétravail devraient être plus petits et négatifs lorsque celui-ci s’applique à un grand nombre de salariés non volontaires.

Ce problème s’étend à tous les travaux cités. Ainsi, ceux qui utilisent, une approche fondée sur l’adoption graduelle du télétravail, en utilisant les évolutions de la productivité des entreprises qui adoptent tardivement (ou pas du tout) le télétravail comme référence, ne permettent de mesurer que l’effet du télétravail sur celles qui choisissent d’y passer (Dockery et Bawa, 2014 ; Beckmann et al., 2017 ; Possenriede et al., 2016 ; Arntz et al., 2019 ; Monteiro et al., 2019). Ces résultats ne peuvent donc pas être immédiatement généralisés aux unités (salariés ou entreprises) n’y passant pas. En admettant que les résultats de Bloom et al. (2015) quant à la sélection positive sont généralisables, tous les effets de la littérature doivent donc être regardés comme un majorant de l’effet d’une extension du télétravail à des unités non volontaires. Ces majorants sont d’autant plus éloignés de la réalité que la population exposée aux chocs est grande par rapport à celle qui a fait le choix du télétravail avant le confinement : Dingel et Neiman (2020) estiment ainsi qu’environ 38 % des emplois en France pourraient être passés en télétravail, contre 3 % des salariés pratiquant régulièrement le télétravail d’après Hallépée et Mauroux (2019).

Ce problème de sélection suggère que, pour estimer les effets du choc de télétravail, il faut tenir compte au moins autant de la décision des entreprises et des salariés d’adopter ou de ne pas adopter le télétravail avant le confinement, que des effets de cette décision mesurés dans la littérature.

Le travail de Mas et Pallais (2017) semble à cet égard particulièrement éclairant : il consiste dans un premier temps à mesurer les pertes (ou les gains) de salaire que les salariés sont disposés à accepter pour passer en télétravail, puis à combiner dans un second temps cette information avec la proportion de salariés effectivement en télétravail pour en déduire le coût du passage en télétravail pour l’employeur. Leur estimation s’élève à 20 % du salaire, coût qui agrège le coût fixe payé au moment de la transition au télétravail, et les effets sur la productivité à long terme. Cette estimation serait ici en accord avec la seule estimation directe dont on dispose, celle de Morikawa (2020) qui estime des effets moyens négatifs entre 20 % et 50 % à la suite du passage massif et forcé en télétravail dans le cadre de la crise sanitaire, et une forte hétérogénéité des effets d’un salarié à l’autre.

Les différentes études de cette revue permettent en définitive de mettre en évidence le caractère très divers des modes de télétravail et de ses conséquences sur l’organisation collective du travail. Selon la nature du travail effectué, le souhait des salariés d’en bénéficier et la façon dont il est mis en œuvre dans les entreprises conditionnent l’effet qu’un passage massif en télétravail pourrait avoir sur la productivité. Si ces études permettent d’avoir une idée des conditions de réussite d’un tel changement d’organisation, elles ne permettent pas d’en évaluer les effets macroéconomiques sur la productivité. Il faudra probablement encore plusieurs années pour faire le bilan de cette modification de nos modes de travail.

Références :

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