La comptabilité nationale face aux défis du numérique et de la mondialisation : comment continuer à bien faire parler le PIB ?

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Didier Blanchet, direction des Études et Synthèses économiques (Insee)

Il y a un peu plus de dix ans qu’a été rendu le rapport de la commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, plus connue du nom de ses trois co-présidents : Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi. Ce rapport a poussé à beaucoup élargir la batterie d’indicateurs mis en avant par les instituts de statistique, mais sans contester l’utilité du Produit intérieur brut en tant que mesure de la production. Or celle-ci est à son tour mise en doute. Le PIB rend-il bien compte de ce que « produit » l’économie numérique ? La notion de produit « intérieur » reste-t-elle viable avec des chaînes de production de plus en plus internationalisées ? Un recentrage sur une lecture du PIB en termes de revenus plutôt que de production est une piste possible pour redonner à l’indicateur la lisibilité dont il a besoin.

Le PIB a un statut paradoxal au sein de l’ensemble des données produites par la statistique publique. Le chiffre de sa croissance est toujours très attendu et commenté. Mais l’indicateur reste en même temps très contesté. Certaines de ses limites avaient été soulignées dès sa conception dans les années 1930 et elles ont largement nourri le diagnostic de la commission Stiglitz/Sen/Fitoussi, remis en septembre 2009. Parmi elles le fait que le PIB baisse ou monte quand une activité passe du secteur marchand au secteur domestique ou inversement : acheter un repas tout fait contribue au PIB, mais pas le fait de le préparer soi-même. Plus largement le fait que, pour cette raison et pour beaucoup d’autres, le PIB n’est pas un indicateur de bien-être, et encore moins de la soutenabilité de ce bien-être : il peut valoriser positivement des activités polluantes qui sont destructrices à la fois de bien-être courant et de bien-être futur.

Toutes ces critiques sont très classiques. On a l’habitude d’y répondre en disant que le PIB n’a pas été conçu pour mesurer le bien-être, sa fonction plus limitée mais incontournable est de mesurer la production, ou plus exactement la part de la production qui est mesurable en termes monétaires. Telle était la position du rapport.

Mais d’autres critiques ont pris de l’ampleur depuis. Elles portent sur la capacité du PIB à bien mesurer cette production elle-même. D’abord le soupçon que lui échappe une large partie de la valeur créée par les nouvelles technologies, en raison du caractère immatériel et difficilement quantifiable des services qu’elles fournissent. Puis les effets de la mondialisation. L’exemple emblématique est celui de l’Irlande dont le PIB s’est brutalement accru de plus de 25 % en 2015, sous l’effet du ré-aiguillage vers ce pays d’une part des profits d’une ou plusieurs grandes multinationales qui y avaient des établissements, opérations essentiellement comptables sans modification effective de l’organisation de la production de ces firmes. Peut-on vraiment croire qu’il y ait eu une hausse aussi rapide de la production effectivement réalisée sur le sol irlandais ?

Supposé servir de boussole, c’est donc l’indicateur lui-même qui semble en perte progressive de repères. Mais le problème est-il profond à ce point ou s’agit-il surtout d’un problème de communication sur la nature de ce que le PIB mesure, avec un accent trop marqué sur un concept de production qui serait devenu de moins en moins adapté ?

Les deux faces du PIB

Traditionnellement, le PIB est présenté comme calculable selon au moins deux approches. L’approche dite « production » comptabilise l’ensemble des chiffres d’affaires des firmes et en défalque ce qu’elles payent en consommations intermédiaires : c’est ainsi qu’on définit leurs valeurs ajoutées dont le PIB est la somme. Mais cette valeur ajoutée correspond aussi à la somme de ce qui revient aux ménages sous forme de salaire et de l’excédent brut d’exploitation des mêmes firmes. C’est l’approche « revenu ». Les deux approches se présentent comme équivalentes, production et revenu ne seraient que deux manières de qualifier un même objet. De ces deux termes interchangeables, le choix est souvent fait de privilégier le premier.

Mais cette équivalence ne tient que parce que les comptables nationaux se focalisent sur un sous-ensemble de la production au sens large –celle donnant lieu à transactions marchandes– et par une assimilation implicite entre « production » et « revenus issus de la production ». Ce sont uniquement ces derniers qui sont mesurés. On ne compte pas directement les tonnes d’acier, les litres de lait ou les nombres de smartphones. On agrège la valeur de ces produits en repartant des comptes des entreprises. Puis on corrige cette production en valeur, ou nominale, des effets de l’inflation, en appliquant des indices de prix appropriés. Il en résulte un indicateur de production « en volume » qui se veut représentatif de l’évolution globale des quantités mais qui reste néanmoins abstrait car, comme on l’apprend dès le cours primaire, il est en principe interdit d’additionner des choux et des carottes, il devrait en aller de même pour les quantités d’acier, de lait et de smartphones.

C’est tout cet édifice que la numérisation et la mondialisation soumettent à de nouvelles tensions.

Déjà problématique à la base, la notion de « volume » s’applique mal aux services numériques. Agréger des quantités physiques de produits matériels était déjà une abstraction. Y ajouter des services de plus en plus dématérialisés complexifie considérablement le problème. Et se pose la question de ceux de ces services qui sont totalement gratuits et échappent de ce fait au champ des comptes nationaux, soulevant un problème de cohérence : un service de divertissement a-t-il été moins « produit » lorsqu’il est accessible gratuitement sur le Web que lorsqu’il supposait l’achat d’un DVD, alors même que cette gratuité nous permet d’en consommer beaucoup plus ?

Coté mondialisation, le problème est l’impossibilité de pouvoir dire où a exactement eu lieu la production physique d’un grand nombre de biens ou services qui sont mis sur le marché. Derrière la valeur que le marché donne au smartphone vendu en un point du globe, il y a l’intervention simultanée de travailleurs, de machines qui sont répartis un peu partout sur la planète et de ce qu’on appelle le capital immatériel, tel que des logiciels ou les brevets. Travail et capital physique restent assez bien localisables, mais séparer ce qu’ils produisent de ce qui est « produit » par le capital immatériel est impossible. Et quand bien-même la séparation serait possible, où affecter cette production du facteur immatériel ? Combien et d’où un brevet produit-il ? Dire qu’il produit depuis les endroits où il a été déposé ou depuis les endroits où résident ses détenteurs n’est qu’une réponse formelle à une question dont on voit facilement qu’elle n’a pas vraiment de sens.

Un concept plus lisible sous l’angle du revenu

Ce n’est donc pas un mais une multitude d’obstacles qu’il y a à bien raconter ce que mesure le PIB lorsqu’on tient à le faire sous cet angle de la production. Il y en a bien moins si on l’envisage sous l’angle du revenu.

Tout d’abord, dans cette seconde perspective, la restriction au champ des transactions monétaires n’a plus aucun besoin d’être défendue car elle s’impose d’elle-même. Les revenus sont un objet monétaire par nature, dans une unité de compte bien identifiée et nul ne niera l’intérêt d’une description exhaustive de ces flux de revenus. La question du rapport au bien-être s’en trouve clarifiée. Tout le monde sait que l’argent ne fait pas le bonheur mais tout le monde dit aussi qu’il y contribue. C’est ni plus ni moins que cette contribution qu’il s’agit de mesurer, ce qui est déjà beaucoup.

Qu’en est-il pour les problèmes que pose la mondialisation ? Ventiler la production d’une multinationale est de moins en moins souvent possible, mais il reste possible de mesurer quelle est la rémunération du travail mobilisé dans chaque pays et où arrive le reste des revenus issus de la production, dont celui des facteurs immatériels. Que les revenus des brevets ou des autres formes de capital intangible puissent être extrêmement volatils avec des effets très visibles sur des petits pays très ouverts est dans l’ordre des choses. Cette volatilité n’est embarrassante que pour la lecture du PIB en termes de production, elle l’est beaucoup moins pour une lecture en termes de revenu. On voyait et on voit toujours mal quel sens donner à l’idée que la production irlandaise aurait crû de 25 % entre 2014 ou 2015. C’est bien plus facile si on convient qu’on ne mesure que des flux de revenus. On peut même dire qu’il aurait été dommage que la comptabilité nationale ignore cette volatilité : ce choc irlandais a davantage fait pour l’avancement du dossier sur la taxation des GAFA que ne l’auraient fait des indicateurs lissant artificiellement cette évolution hors normes.

Un tel recentrage sur la notion de revenu est tout à fait cohérent avec les préconisations du rapport Stiglitz/Sen/Fitoussi, c’était même la première recommandation de ce rapport. Bien évidemment, ce recentrage ne résout pas tout, loin s’en faut. La référence à la notion de production ne peut pas être totalement abandonnée, il y a des productions qui sont mesurables et on n’imagine pas de s’en passer. Bien mesurer les revenus et les affecter aux bons agents dans les bons endroits reste par ailleurs un challenge. La problématique du gratuit ne disparaît pas non plus par enchantement. On est plutôt amené à la formuler d’une autre manière : l’arrivée de biens gratuits accroît la capacité à générer du bien-être à partir d’un revenu nominal donné, exactement comme la baisse du prix d’un bien permet de se procurer davantage de ce bien ou d’autres biens. C’est dans cet esprit que le sujet peut être abordé. Si les problèmes restent nombreux, on gagne à les reformuler dans un cadre clarifié.
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