Dis-moi ce que tu consommes, je te donnerai ton empreinte carbone : un exercice crucial mais piégeux

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Mathias André, Alexandre Bourgeois, Matthieu Lequien, Insee.
Enjeux et difficultés du calcul de l’empreinte carbone par type de ménages
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L’urgence climatique requiert de réduire fortement les émissions mondiales de gaz à effet de serre. L’empreinte carbone d’un groupe de ménages renseigne sur les efforts que ce groupe devra fournir pour la transition écologique. Les écarts entre différentes catégories, par exemple entre les plus modestes et les plus aisés, posent la question de la juste répartition de l’effort. Faute de mieux, les chiffres qui irriguent le débat public ventilent par catégorie de ménages l’empreinte carbone nationale pour un produit particulier au prorata des dépenses de ces catégories pour ce produit. Deux biais déforment néanmoins la ventilation ainsi obtenue. D’abord, les plus aisés paient des prix en général plus élevés pour des biens ou services qui remplissent la même fonction, donc leur empreinte carbone est surestimée à ce titre, et celle des plus modestes sous-estimée. Ensuite, un produit peut rassembler plusieurs sous-produits avec des contenus carbone très différents : si un groupe consomme surtout les versions très carbonées, son empreinte est sous-estimée. Ce billet de blog vise à éclairer ces difficultés de calcul d’empreinte carbone par type de ménages, et à proposer des pistes pour améliorer ce calcul.

L’empreinte carbone d’une personne est définie comme la quantité de gaz à effet de serre (GES) émis directement par sa consommation, quand elle conduit une voiture thermique ou se chauffe au gaz par exemple, ou indirectement lors du processus de production des biens et services qu’elle consomme. La mesure agrégée de cette empreinte carbone, au niveau national, présente un intérêt propre : elle décrit la pression exercée par la consommation du pays sur le climat de la planète. Son suivi dans le temps sert de guide dans nos objectifs nationaux de décarbonation comme ceux affichés récemment dans le cadre de la planification écologique. Ainsi, en 2022, l’empreinte carbone d’un Français s’établit à 9,2 tonnes d’équivalent (téq) CO2, dont la moitié (56 %) correspond à des gaz à effet de serre émis à l’étranger pour produire des biens et service consommés en France, 17 % à des GES émis directement par les ménages essentiellement pour le logement et les déplacements, les 27 % restants étant émis en France pour produire les biens et services consommés en France [SDES, 2023].

Alors que la baisse future des émissions doit être forte et soutenue dans le temps pour répondre aux objectifs affichés de neutralité carbone, cette seule information moyenne ne suffit pas pour identifier la contribution attendue des ménages à la transition écologique et leur exposition aux mesures de politique économique qui y sont associées. En effet, l’empreinte carbone peut varier en fonction du revenu, mais également selon le lieu d’habitation, la disponibilité des transports publics et des moyens de chauffage (fioul, gaz ou électricité), ou encore selon le statut d’activité (salarié ou retraité par exemple). Les efforts demandés devraient donc être à la fois importants et différenciés selon les situations et comportements des ménages [Marcus et al., 2023].

L’empreinte carbone permet de mesurer et de suivre les efforts à fournir lors de la transition écologique. La répartition de ces efforts entre différentes sources d’émission (transports, industrie, logement, agriculture et alimentation, etc.) et le recours à différents instruments (réglementations comme celle qui affecte les logements ou taxation comme pour les véhicules à l’achat ou les carburants) sont des choix de politiques publiques : disposer d’une mesure précise de l’empreinte carbone des catégories particulièrement vulnérables, par exemple parmi les ménages ruraux ou les plus modestes, permet d’instruire la juste répartition de l’effort, et de calibrer le ciblage des mesures d’accompagnement à mettre en place.

De la difficulté de mesurer la répartition des émissions carbone par type de ménages

Pour calculer l’empreinte carbone des catégories de ménages, il faut disposer de données détaillées décrivant à la fois :

  1. les caractéristiques des ménages ou des individus, comme le revenu, l’âge, le lieu de résidence, le type d’habitation, le statut d’activité, la catégorie socio-professionnelle, etc. ;
  2. la quantité physique des biens ou services consommés par ces ménages sur une période donnée (par exemple une année), à un niveau suffisamment détaillé pour que chaque catégorie soit composée de produits au contenu carbone similaire ;
  3. le carbone contenu dans chacun de ces biens ou services, avec le même niveau de détail ou dans une nomenclature suffisamment proche des données de consommation.

L’intérêt pour l’empreinte carbone, et plus encore pour sa quantification par type de ménages, est récent et il n’y a pas à ce jour de source unifiée de données qui rassemble ces trois types d’informations. La statistique publique n’est pas démunie pour autant ; il est en effet possible de mobiliser certaines sources pour répondre du mieux possible à ce besoin d’éclairage du débat public.

L’empreinte carbone est constituée des émissions directes des ménages, c’est-à-dire les GES émis directement par les ménages, essentiellement quand ils brûlent des combustibles fossiles pour se déplacer ou se chauffer, et de leurs émissions indirectes, les GES émis lors de la production des biens et services qu’ils consomment. Mesurer les émissions directes par type de ménage n’est pas si compliqué : à l’exception d’utilisations marginales comme une tondeuse à gazon à essence, ces émissions sont dues au comportement de chauffage et de transport personnel des ménages. Leur mesure repose sur deux enquêtes statistiques, l’une dédiée au logement et l’autre aux mobilités, et sur le modèle Programme de micro-simulation des énergies du transport et de l’habitat pour évaluations sociales (Prometheus) du Commissariat général au développement durable (CGDD) qui permet à partir des résultats de ces enquêtes de simuler les utilisations de combustibles fossiles par les ménages, et donc de quantifier par catégorie de ménages les GES qu’ils émettent directement. Ces GES ne sont pas liés à un acte de consommation, mais à une action : brûler du gaz pour se chauffer ou de l’essence pour faire fonctionner sa voiture, car la combustion de ces énergies fossiles libère des GES, qu’on n’associe en général pas à l’acte d’achat car ils ne sont émis que lorsqu’ils sont effectivement brûlés. Les émissions générées pour extraire, transporter et transformer ce gaz ou ce pétrole consommés sont comptées de leur côté dans les émissions indirectes et liées à leur achat.

La ventilation des consommations indirectes des ménages est plus délicate. Or ces émissions, nécessaires pour produire l’ensemble des biens et services consommés, constituent la plus grande partie (plus des quatre cinquièmes) de l’empreinte carbone des ménages.

Le service statistique des ministères de la Transition écologique et de la cohésion des territoires et de la Transition énergétique (service des données et études statistiques, SDES) fournit l’empreinte carbone nationale de la consommation des ménages par branche d’activité (au niveau 64 de la nomenclature NAF), mais sans différencier par catégorie de ménages. Or, tous les ménages ne consomment pas les mêmes produits, dans les mêmes quantités : on ne peut donc pas leur attribuer l’empreinte carbone associée à la consommation moyenne d’un Français. En parallèle, l’Insee fournit une répartition des grands postes de consommation par catégorie de niveaux de vie des ménages [Accardo et al., 2017]. Cette décomposition est obtenue à partir de la part de ces catégories de ménages dans les dépenses totales de chaque grande fonction de consommation telle qu’observée dans l’enquête Budget de Famille (BDF). Son édition la plus récente fournit ainsi des informations détaillées sur un gros échantillon de 17 000 ménages et renseigne notamment leur consommation de 700 biens et services pour l’année 2017.

Il est possible de combiner ces sources : l’empreinte carbone nationale pour chaque groupe de produits (fournie par le SDES) est alors ventilée par catégories de ménages au prorata des parts des dépenses de ces catégories dans les dépenses pour ces produits (parts mesurées dans l’enquête Budget de famille). Cette solution est utilisée par la plupart des travaux existants : par exemple [Maillet, 2020], [Douenne, 2020], [Ala-Mantila et al., 2014], [Mach et al., 2018], [Fremstad et al., 2018] (voir [Pottier et al., 2020] pour un panorama de la littérature) ; [Chancel, 2022], qui relie directement revenus et empreinte carbone, et le rapport AR6 du GIEC [2023] décrivent les inégalités d’émissions mondiales.

Une ventilation de l’empreinte carbone à partir des dépenses des ménages

En guise d’illustration pour la France, les données utilisées pour relier revenu et consommation permettent d’estimer la part de chaque dixième de ménages dans les consommations de 38 grands postes. Les émissions indirectes d’une catégorie de ménages sont alors égales à la somme des empreintes totales de ces 38 postes agrégés, pondérées par la part des dépenses de cette catégorie de ménages dans la consommation de ces produits. Comme la consommation, les émissions indirectes croissent en fonction du revenu (courbes rouge et bleue respectivement, Figure 1a). Ce résultat, en ligne avec les études déjà menées sur d’autres pays avec une méthode similaire, s’explique naturellement par le fait que les dépenses de consommation sont croissantes avec le revenu. Ceci dit, malgré le niveau assez agrégé sur lequel porte l’hypothèse de stricte proportionnalité entre dépenses et émissions indirectes (38 postes), la part des catégories de ménages dans la consommation et dans les émissions indirectes peut différer à cause de structures différentes de panier de consommation. Ainsi, la part des dépenses allouée aux postes les plus carbonés que sont l’alimentation, les carburants et l’énergie est plus faible dans le panier de consommation des 10 % des ménages les plus aisés que dans celui des 10 % des ménages les plus modestes.

Les GES émis directement par les ménages augmentent également avec le revenu (courbe jaune), mais moins rapidement que les dépenses de consommation : ainsi, si les 10 % des ménages les plus modestes émettent 2,8 tonnes d’équivalent CO2 par an d’émissions directes, les 10 % les plus riches émettent 67 % de plus (4,7 tonnes par an, Figure 1b). En utilisant la ventilation de l’empreinte carbone à partir des 38 grands postes de dépenses comme expliqué plus haut, pour les émissions indirectes, les émissions des 10 % les plus aisés seraient 3,8 fois plus élevées que celles des 10 % les moins aisés (19,8 contre 5,2 tCO2éq). Comme les émissions indirectes représentent la majorité de l’empreinte carbone (83 % en 2022), le profil de l’empreinte carbone (courbe verte) est plus proche de celui des émissions indirectes que de celui des émissions directes.

Figure 1 – Distribution selon le niveau de vie de la consommation et de l’empreinte carbone

a – Consommation, émissions directes et indirectes, et empreinte carbone imputée à partir des dépenses
b – Décomposition de l’empreinte carbone par fonction de consommation, selon le niveau de vie

Distribution selon le niveau de vie de la consommation et de l’empreinte carbone
Lecture : la part du premier dixième de niveau de vie est de 5,4 % dans l’empreinte carbone et de 4,2 % dans la consommation. Alimentation et alcool représentent 1,6 tCO2éq dans le premier dixième. Note : Les GES émis directement par les ménages sont renseignés avec « (émissions directes) » (colonnes en jaune). Ceux qui correspondent à d’autres fonctions que le logement et le transport sont regroupés dans une catégorie autres (par exemple tous les équipements de loisirs ou de jardinage qui consomment des combustibles fossiles, les feux (végétaux, bâtiments), le traitement des eaux usées (traitées à la parcelle), ou le compost). Les autres colonnes (en bleu) décrivent les émissions indirectes de GES associées aux principaux postes de consommation, c’est-à-dire les GES émis tout au long de la chaîne de valeur pour produire ces biens et services, que cette production ait lieu en France ou à l’étranger. La catégorie Transports regroupe les achats de véhicules et les services de transport (avion, train, taxi …) côté émissions indirectes, et les GES émis lors de la combustion du carburant par les ménages côté émissions directes. Les GES émis lors de la production et le transport des carburants sont représentés dans la catégorie Carburant. Sources : Insee, enquête Budget de famille 2017 et comptabilité nationale 2017 ; CGDD, modèle Prometheus ; SDES, empreinte carbone de 2022, 2023 ; calculs des auteurs.
Acheter un produit deux fois plus cher n’implique pas mécaniquement deux fois plus d’émissions

Cependant, cette ventilation de l’empreinte carbone permet seulement d’approcher les quantités de GES effectivement émis par les catégories de ménages. Elle s’appuie sur deux hypothèses : d’une part, les biens achetés par les différentes catégories de ménages sont homogènes, et d’autre part, les émissions sont proportionnelles aux dépenses au niveau de nomenclature en 38 postes. Dans la lignée des efforts de la statistique publique pour mieux éclairer les questions économiques liées à l’urgence climatique, décrits dans un article récent du blog de l’Insee, une étude de l’Insee à paraître prochainement [André et al., 2023] suggère que ces hypothèses sont trop fortes, et peuvent conduire à des résultats biaisés.

Deux phénomènes peuvent en effet déformer la répartition de l’empreinte carbone entre ménages : l’hétérogénéité des prix payés par les ménages, et l’hétérogénéité des contenus carbone des produits. Certains produits peuvent être achetés à des prix différents (par exemple du fait du niveau de qualité perçue), alors même que les émissions liées à leur production et leur commercialisation sont proches (effet prix). Attribuer une empreinte carbone proportionnelle à la part dans les dépenses conduit alors à surestimer l’empreinte des ménages achetant des biens plus chers que la moyenne. Pour prendre un exemple, un ménage achetant une bouteille de vin à 500 € se voit attribuer une empreinte carbone associée 50 fois supérieure à celle d’un ménage achetant une bouteille à 10 €. Il est pourtant peu plausible que la production d’une bouteille de vin émette 50 fois plus de gaz à effet de serre quand elle est vendue 500 € plutôt que 10 €. Les biens et services à tarification dynamique, comme les billets d’avion ou de train, ou les chambres d’hôtel, représentent un autre exemple : le bien ou le service est le même, mais le prix peut différer, parfois de beaucoup, selon le moment de l’achat.

Au-delà de cet effet prix, la production de biens de consommation similaires peut être plus ou moins intensive en carbone : les émissions sont plus élevées par exemple pour des fruits produits en serre ou acheminés par avion que pour des fruits de saison produits localement. À niveau de dépenses donné, la méthode reposant sur la proportionnalité de l’empreinte aux dépenses attribue à un ménage qui consomme des biens moins intensifs en carbone que la moyenne une empreinte carbone plus élevée que ce qu’elle n’est en réalité (effet contenu carbone).

Une étude de cas reposant sur des données détaillées permet de mettre en évidence l’existence de ces deux effets, prix et intensité carbone [André et al., 2023]. Cela conduit à remettre en cause la fiabilité des résultats sur la ventilation de l’empreinte carbone reposant sur cette hypothèse de proportionnalité des émissions aux dépenses. Cette étude s’appuie sur l’enquête Budget de Famille 2017, qui détaille également pour certains produits les quantités consommées par les ménages, et pas seulement les montants dépensés. Pour un ménage donné, l’empreinte carbone liée à la consommation d’un produit est alors calculée en croisant la quantité consommée avec le contenu carbone fourni par la base Empreinte de l’Ademe, et notamment sa composante Agribalyse qui fournit les contenus carbone d’un grand nombre de produits alimentaires. Cette empreinte mesurée grâce aux quantités consommées est alors comparée à celle imputée à partir des dépenses du ménage pour ce produit.

L’étude quantifie les écarts entre ces deux calculs pour les biens de consommation courante que sont les jus de fruits, les vins et le riz. Pour ces trois familles de produits, les variétés recensées dans Agribalyse (par exemple pour les vins : vins rouges, vins rosés, etc.) présentent un contenu carbone similaire, de sorte que l’effet contenu carbone est a priori négligeable. Les estimations montrent qu’imputer des empreintes carbone au prorata des dépenses conduit à des écarts parfois substantiels avec les valeurs mesurées à partir des quantités réellement consommées. Les émissions liées à la consommation de riz sont ainsi nettement sous-estimées pour les ménages du bas de l’échelle de niveau de vie, jusqu’à un quart pour les 5 % les plus modestes (figure 2), tandis que celles de la moitié des ménages les plus aisés sont surestimées. L’empreinte carbone associée au jus de fruits et au vin est sous-estimée pour les ménages dont le niveau de vie est inférieur à la médiane, et surestimée pour l’autre moitié des ménages. Le biais peut être élevé : pour les jus de fruits ou le vin, l’empreinte carbone imputée s’avère surestimée de moitié pour les 5 % les plus aisés.

Figure 2 – Répartition de l’empreinte carbone du riz et du vin calculée à partir des quantités (bleu) et celle imputée à partir des dépenses en euros (jaunes) selon le niveau de vie, part dans le total des ménages (en %)

Répartition de l’empreinte carbone du riz et du vin calculée à partir des quantités (bleu) et celle imputée à partir des dépenses en euros (jaunes) selon le niveau de vie, part dans le total des ménages (en %)
Lecture : La consommation de vin des 5 % les plus aisés représente 6,7 % de l’empreinte carbone totale liée au vin si elle estimée par les quantités consommées, contre 10,2 % si elle est imputée par les dépenses en euros.
Sources : Insee, enquête Budget de Famille 2017 ; Agribalyse 3.1 ; André et al, 2023
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Ces produits ne sont pas des cas isolés, car un ménage plus aisé achète en moyenne des produits à un prix plus élevé : sur l’ensemble des produits, le prix moyen payé par les ménages augmente de 0,19 % lorsque le niveau de vie augmente de 1 %. En raison de cet effet prix, imputer une empreinte carbone en fonction des dépenses conduira généralement à sous-estimer l’empreinte carbone des ménages situés en bas de l’échelle des revenus et à surestimer celle des ménages en haut de l’échelle des revenus. Dit autrement, les émissions carbone augmentent moins avec le revenu en réalité que ne l’indique la méthode imputée à partir des dépenses.

Parmi des produits similaires, le contenu carbone peut varier

Les exemples précédents portent sur des produits dont on peut supposer qu’ils ont un contenu carbone similaire, même si leur prix peut fortement varier. Le cas est plus complexe pour des produits qui sont assez proches, et donc regroupés ensemble, mais dont le contenu carbone peut être variable. Si les différentes catégories de ménages consomment des variétés distinctes de ce produit, il ne sera pas possible d’estimer directement la distribution associée de l’empreinte carbone en fonction des seules quantités du produit.

Le cas des huiles alimentaires permet d’illustrer l’ampleur de cet effet intensité carbone. La consommation en huiles alimentaires est renseignée dans l’enquête Budget de famille à la fois en quantités et en montants dépensés, en distinguant l’huile d’olive des autres huiles. Il est alors possible de quantifier l’erreur qu’on ferait dans la répartition par catégorie de ménages des empreintes carbone liées à ces huiles si on ne disposait que de l’intensité carbone moyenne de l’ensemble des huiles alimentaires.

Les ménages les plus aisés consomment relativement plus d’huile d’olive que les autres ménages (figure 3) ; or l’intensité carbone des huiles d’olive est plus faible que celle des autres huiles. Par conséquent, l’empreinte carbone des plus aisés tend à être surestimée si on la mesure à partir d’une seule catégorie d’huile, celle des moins aisés à être sous-estimée. En outre, cet effet d’intensité carbone s’ajoute à l’effet prix déjà détaillé. En effet, les ménages plus aisés consomment ces deux types d’huiles à un prix plus élevé que les ménages moins aisés, donc l’effet prix contribue également à surestimer l’empreinte carbone des plus aisés et sous-estimer celle des moins aisés. En définitive, l’empreinte carbone des huiles alimentaires ressort sous-estimée d’un tiers pour les 20 % des ménages les plus modestes par la méthode des dépenses et surestimée de deux tiers pour les 20 % les plus aisés, avec une contribution similaire pour l’effet prix et l’effet intensité carbone. Alors que l’empreinte carbone estimée par les quantités des 20 % les plus aisés est inférieure d’un quart à celle des 20 % les plus modestes, l’hypothèse de proportionnalité la donne proche du double (figure 4).

Figure 3 – Répartition de la consommation d’huiles alimentaires, en quantité et en dépenses, part dans le total des ménages (en %)

Répartition de la consommation d’huiles alimentaires, en quantité et en dépenses, part dans le total des ménages (en %)
Lecture : La consommation d’huile d’olive des 20 % les plus aisés représente 29,4 % des quantités totales consommées, contre 33,2 % des dépenses totales. Pour les autres types d’huiles, les proportions correspondantes sont 17,4 % et 26,2 %.
Source : Insee, enquête Budget de Famille 2017 ; André et al, 2023.

Figure 4 – Répartition de l’empreinte carbone des huiles alimentaires calculée à partir des quantités (bleu) et celle imputée à partir des dépenses en euros (jaunes) selon le niveau de vie, part dans le total des ménages (en %)

Répartition de l’empreinte carbone des huiles alimentaires calculée à partir des quantités (bleu) et celle imputée à partir des dépenses en euros (jaunes) selon le niveau de vie, part dans le total des ménages (en %)
Lecture : La consommation d’huiles alimentaires des 20 % les plus aisés représente 19,0 % de l’empreinte carbone totale liée aux huiles alimentaires si elle estimée par les quantités consommées, contre 30,4 % si elle est imputée par les dépenses en euros.
Sources : Insee, enquête Budget de famille 2017 ; Agribalyse 3.1 ; Nielsen 2017; calculs des auteurs.
Une ventilation plus précise supposerait de pouvoir mobiliser de nouvelles données

Même si l’analyse empirique de [André et al., 2023] porte sur quelques produits alimentaires courants et sur des ménages français, les effets identifiés sont vraisemblablement généraux. Les enquêtes sur les dépenses des ménages ont été initialement construites pour refléter au mieux la structure de la consommation des ménages et ne sont pas directement adaptées pour estimer leur empreinte carbone. Elles regroupent dans une seule catégorie des biens semblables quant à leur usage, mais possiblement hétérogènes concernant leurs émissions lors de leur production. Par exemple, les voitures neuves correspondent à un seul item dans Budget de Famille mais 44 dans la base Empreinte de l’Ademe, dont le contenu carbone varie de 1 à 5 entre la moins émettrice et la plus émettrice. Les préférences pour ces différents véhicules neufs varient selon les types de ménages (selon le lieu de résidence, le revenu, l’âge), et il n’est pas possible d’attribuer une mesure précise de l’empreinte correspondante. En outre, comme illustré plus haut, la hausse du prix payé avec le revenu documentée pour la majorité des produits de l’enquête Budget de famille conduit à systématiquement surestimer l’empreinte carbone des plus aisés et sous-estimer celle des moins aisés. Ces problèmes sont d’autant plus aigus si l’on tente de distinguer des types de ménages précis, moins bien décrits par une enquête menée sur un échantillon : par exemple, extrapoler la situation des 1 % ou des 0,1 % les plus aisés est plus délicate que celle des 10 % les plus aisés.

Pour permettre des mesures précises de l’empreinte carbone selon les types de ménages, des données plus détaillées sont donc nécessaires. Pour limiter les deux effets, prix et intensité carbone, il est nécessaire de disposer pour chaque catégorie de ménages de données sur les quantités physiques consommées, avec suffisamment de détails pour mesurer des produits homogènes en intensité carbone, sur ces contenus carbone, et sur les caractéristiques principales des ménages. Recueillir de telles données ne va toutefois pas de soi ni sans coût.

Les données en quantités physiques seront de manière générale un outil de pilotage important de la transition écologique [Pisani et Mahfouz, 2023]. Des projets sont déjà lancés : Carbones sur facture propose que les entreprises calculent et affichent le carbone contenu dans chacun de leurs produits, en parallèle du prix. À partir du simulateur en ligne nosgestesclimat, l’Ademe, l’association pour la transition bas carbone (ABC) et le Citepa ont recueilli auprès de ménages volontaires des informations qui permettent de fournir une première estimation de l’empreinte carbone par type de ménages. Les questions de ce simulateur d’empreinte carbone portent directement sur les quantités consommées (un nombre de repas végétariens par semaine par exemple), et non seulement les dépenses. Utiliser un questionnaire de ce type plutôt qu’une enquête comme Budget de Famille, éventuellement complétée par des sources annexes pour certains postes d’émissions, présente quelques avantages, par exemple des estimations plus régulières, un questionnaire dédié et davantage détaillé sur les produits aux contenus carbone différents. Néanmoins, une telle démarche apporte également son lot de difficultés. Avant tout, la représentativité des répondants doit être garantie selon les différentes dimensions d’hétérogénéité qui seront étudiées pour répartir l’empreinte (« Il y a sondage et sondage », blog Insee). Ensuite il peut y avoir des difficultés méthodologiques ou conceptuelles comme le traitement des émissions des biens durables, réparties sur plusieurs années, ou celles des enfants du ménage, dont il est difficile de rendre compte avec une approche individuelle plutôt que ménage. Enfin, il reste inévitable d’estimer les contenus carbone associés aux différents gestes et produits : cela demande de tenir compte des effets de chaînes de production mondiales, qui ne sont qu’approximativement connues.

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