Faut-il s’attendre à une forte révision à la hausse de la croissance économique française depuis 2020 ?

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Guillaume HOURIEZ, Pauline MEINZEL, Fanch MORVAN, Insee.
Faut-il s’attendre à une forte révision à la hausse de la croissance économique française depuis 2020 ?
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Des observateurs tels que l’OFCE estiment que le rebond de l’activité économique en France à la suite de la crise sanitaire pourrait être fortement sous-estimé et donc être révisé à la hausse de façon importante dans les campagnes annuelles de comptes économiques à venir. Ils avancent les raisons suivantes :
– des révisions fortes à la hausse sont intervenues dans d’autres pays européens ;
– l’augmentation de la production plus forte que celle de la valeur ajoutée laisserait penser que la valeur ajoutée va être révisée à la hausse.

Au vu de leur connaissance de la construction des comptes et de leur expérience, les comptables nationaux de l’Insee considèrent que ces arguments ne valent pas :
– on ne constate pas de révision biaisée et croissante des comptes français et on ne dispose pas d’information à ce stade susceptible de remettre en cause l’estimation actuelle ;
– la construction des comptes, y compris trimestriels, est fondée sur la valeur ajoutée comme variable d’intérêt, ce qui explique que cet agrégat est plus solide et donc moins révisé que la production et les consommations intermédiaires.

L’Insee va-t-il revoir à la hausse ses estimations de croissance économique sur les années post Covid-19, dans le sillage d’autres pays européens tels que le Royaume-Uni, l’Italie ou encore l’Espagne ? Cette question est notamment posée par l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) dans deux billets de blog récents, « Crise de la Covid-19 : gros choc d’activité, petites révisions des comptes nationaux », et « L’étonnant découplage entre Production et Valeur ajoutée ».

Une révision significative des comptes nationaux ne peut bien sûr jamais être exclue, d’autant plus lorsque la conjoncture économique est heurtée comme c’est le cas pour la période 2020-2022. Toutefois, la faiblesse des révisions de croissance pointée par l’OFCE ne fournit pas d’indication sur les révisions à venir : l’Insee a mis en œuvre ses processus de production habituels, sans chercher à minimiser les révisions. Par ailleurs, même s’il soulève une question légitime, le découplage entre les évolutions de la production et de la valeur ajoutée (5 % au-dessus de son niveau pré-Covid pour la première, 2 % au-dessus pour la seconde) dit néanmoins peu de chose des révisions à venir de la croissance économique.

Pour s’en convaincre, il faut revenir à la mécanique de construction des comptes nationaux, qui cherchent d’abord à mesurer le Produit intérieur brut (PIB) avant de mesurer la production ou les consommations intermédiaires. Les révisions de la valeur ajoutée sont en conséquence nettement plus faibles que celles de la production et des consommations intermédiaires. En particulier, dans les comptes trimestriels, l’estimation de la production et des consommations intermédiaires de services ne joue pas directement sur la mesure sur la valeur ajoutée.

Historiquement le PIB est moins révisé que la production ou les consommations intermédiaires

En quoi le différentiel d’évolution entre production et valeur ajoutée serait-il annonciateur de révisions sur la croissance ? Selon l’OFCE, cela s’expliquerait par la méthodologie des comptes trimestriels : l’estimation de la production serait plus robuste que celle de la valeur ajoutée (et donc de la croissance économique), parce qu’elle reposerait sur des observations, tandis que celle des consommations intermédiaires serait issue d’une modélisation sur la base des coefficients techniques. La révision se ferait à la hausse, car la production croît davantage que la valeur ajoutée.

Il faut rappeler que l’objectif principal des comptes nationaux est de mesurer la croissance des activités économiques résumée dans un indicateur synthétique, le PIB. Par définition, la valeur ajoutée est l’écart entre production et consommation intermédiaire, et le PIB est la somme des valeurs ajoutées (en négligeant le rôle, sans incidence ici, des impôts sur les produits nets des subventions). L’estimation de la valeur ajoutée, qui est centrale, est ainsi privilégiée par rapport à celles de la production et des consommations intermédiaires prises séparément, qui se révèlent plus malaisées. Ces agrégats ne sont précisément estimés que dans les comptes annuels définitifs, à partir de l’exploitation des comptabilités des entreprises et des enquêtes de production. En effet, la production et les consommations intermédiaires dépendent fortement de la façon dont les entreprises s’organisent pour produire, ce qui est nettement moins le cas de la valeur ajoutée qui fournit une vision consolidée des activités de production des différentes branches de l’économie.

Ainsi, avant les comptes définitifs, les estimations successives de la production et des consommations intermédiaires sont plus fragiles. De fait, historiquement, la production et les consommations intermédiaires sont donc davantage révisées d’une version de compte à l’autre que la valeur ajoutée ou le PIB (figure 1). Les fortes révisions sur les niveaux de production et de consommations intermédiaires se compensent en grande partie, si bien que les révisions du PIB – c’est-à-dire de la valeur ajoutée – sont nettement plus faibles.

Figure 1 : Décomposition de la révision du PIB entre les comptes provisoires et définitifs (en points)

Figure 1 : Décomposition de la révision du PIB entre les comptes provisoires et définitifs (en points)
Lecture : L’évaluation de la croissance économique en 2020, c’est-à-dire l’évolution du PIB entre 2019 et 2020, a été révisée de 0,3 point à la hausse entre le compte provisoire et le compte définitif. La production a contribué à la hausse dans cette révision du PIB à hauteur de 1,9 point, tandis que les consommations intermédiaires et les impôts – subventions ont contribué à la baisse pour -1,4 et -0,2 point respectivement.
Note : Pour l’année 2021, il s’agit de la révision entre le compte provisoire et le compte semi-définitif, le compte définitif n’étant pas encore publié.
Source : Insee, comptes nationaux – Base 2014

Il n’est donc pas possible de tirer des conclusions en termes de révisions à venir du PIB à partir de la seule observation de divergences entre production et valeur ajoutée. Cela étant, ce point soulevé par l’OFCE pose effectivement question et mérite d’être regardé de plus près.

Les comptes trimestriels prolongent les coefficients techniques sur leur tendance, mais l’incidence de cette hypothèse sur la mesure de valeur ajoutée n’est pas directe

Le billet de blog de l’OFCE pointe la forte augmentation des coefficients techniques sur la période récente. Cette augmentation est avérée mais elle doit être relativisée. En effet, on observe de longue date une tendance haussière très marquée. Cela tient notamment à l’externalisation par les entreprises d’un certain nombre de services ou à la complexification des chaînes de valeur, qui ont tendance à augmenter production et consommations intermédiaires à valeur ajoutée inchangée (c’est le cas par exemple de l’accroissement de certaines dépenses qui ont trait à la sécurité ou au respect des normes). Le coefficient technique de l’ensemble de l’économie a ainsi augmenté de 0,2 point par an en moyenne entre 2014 et 2019, pour atteindre un peu plus de 50,4 %.

Compte tenu de ce constat de hausse en tendance, la méthodologie des comptes trimestriels ne maintient pas les coefficients techniques constants dans le temps, contrairement à ce qui est parfois avancé. Elle prolonge au contraire la tendance de moyen terme passée (cinq dernières années), hypothèse a priori la plus pertinente en l’absence d’autres informations.

Par ailleurs, ces hypothèses de prolongement des coefficients techniques dans les premières estimations de comptes n’ont pas un impact sur la mesure du PIB aussi immédiat que ce que le blog de l’OFCE laisse entendre. En effet, l’estimation du PIB est facilitée par sa propriété de point de convergence des trois approches de l’activité économique : demande, revenu et « production » ; elle intègre notamment des éléments de demande. Plus précisément, si pour les biens c’est l’approche production qui domine, pour les services c’est l’approche demande. Dans ce dernier cas, les hypothèses sur les coefficients techniques ne changent en réalité pas l’estimation de la valeur ajoutée.

Plus précisément, l’estimation du tableau entrées-sorties (TES) des comptes trimestriels est réalisée en équilibrant ressources et emplois (ERE) pour chacun des 48 produits de la nomenclature. Du côté des ressources, on retrouve la production et les imports ; du côté des emplois, sont détaillées les consommations intermédiaires lorsque le produit est utilisé dans un processus de production et les différents emplois finals que sont la consommation finale, l’investissement, les exportations et les variations de stock. La méthode d’équilibrage des ERE distingue les biens et les services :

  • Pour les biens, c’est l’approche production qui domine. L’ERE est « soldé » sur les variations de stocks. Ainsi l’augmentation d’un coefficient technique d’une branche, les ressources (production et importations) restant inchangées, se traduit par plus de consommation intermédiaire en ce bien et en contrepartie moins de variations de stocks. Autant de production et plus de consommations intermédiaires se traduisent par moins de valeur ajoutée.
  • En revanche pour les services c’est l’approche demande qui est retenue. L’ERE est alors soldé sur la production. Ainsi une augmentation d’un coefficient technique d’une branche en un service, les emplois finals (consommation, investissement et exportations) restant inchangés, se traduit par plus de consommation intermédiaire en ce service mais aussi par plus de production. Production et consommations intermédiaires étant augmentés d’un même montant, la valeur ajoutée n’est pas affectée.

Or ce sont précisément les coefficients techniques des services qui ont particulièrement augmenté sur la période récente, alors qu’ils sont relativement constants pour les biens (figure 2). Ainsi, même si les estimations ultérieures des comptes amenaient à revoir les évolutions des coefficients techniques sur les années 2021 à 2023, il n’en résulterait pas nécessairement une révision commensurable du PIB.

Figure 2 : Coefficients techniques en biens et en service (volumes chaînés)

Figure 2 : Coefficients techniques en biens et en service (volumes chaînés)
Note de lecture : En moyenne dans l’économie, la production d’un volume (c’est-à-dire au prix de l’année 2014) de 100 € fin 2023 de biens ou de services a nécessité de consommer intermédiairement des volumes de services de près de 30 euros et un peu plus de 22 euros de biens.
Sources : Insee, Comptes nationaux – Base 2014
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La hausse des coefficients techniques est justifiée dans certains cas

On peut par ailleurs trouver quelques raisons pouvant expliquer une augmentation plus marquée encore que d’ordinaire des coefficients techniques sur les années de crise sanitaire. Il faut au préalable écarter l’hypothèse d’un effet de composition sectorielle. De fait, l’effet de structure sectorielle joue même à la baisse sur le coefficient technique global, puisque ce sont des branches plus intensives que la moyenne en consommations intermédiaires qui se sont trouvées les plus pénalisées par la crise sanitaire et dont le poids dans l’économie a donc diminué. C’est le cas notamment des industries automobile et aéronautique.

En revanche, plusieurs explications peuvent être trouvées à l’augmentation de certains coefficients techniques entre l’avant crise sanitaire et 2022. On peut citer notamment les cas suivants :

  • une forte augmentation du coefficient technique en autres produits industriels, avec l’achat des masques sanitaires ;
  • le coefficient technique de la branche hébergement-restauration en produits alimentaires a aussi fortement augmenté, en lien avec les perturbations importantes sur cette branche ;
  • les consommations intermédiaires en matériel et services informatiques, déjà en tendance à la hausse avant la crise Covid, ont été particulièrement dynamiques pendant celle-ci ;
  • le coefficient technique de la branche énergie augmente transitoirement en 2022 sous l’effet des difficultés de production rencontrées par EDF, contraint d’acheter de l’électricité (consommations intermédiaires) pour la revendre à ses clients (production).

Si ces phénomènes paraissent plausibles pour motiver une poussée inhabituelle des coefficients techniques, la question se pose toutefois de confirmer leur ampleur et de savoir s’ils ont une nature pérenne ou (en partie) transitoire. Répondre à ces questions ne peut se faire qu’une fois exploitée l’entièreté de l’information contenue dans les comptes annuels définitifs, ce que les méthodes employées par les comptes trimestriels et annuels non définitifs ne permettent pas.

Ainsi le compte définitif 2021, qui sera diffusé en mai 2024, fournira des informations plus précises sur les évolutions des productions et des consommations intermédiaires par branches. Nous serons alors en mesure de confirmer ou non le découplage entre production et valeur ajoutée sur l’année 2021. En revanche, le compte semi-définitif 2022 ne fournira pas d’éléments définitifs sur le sujet, car des incertitudes sur la production et les consommations intermédiaires demeureront ; toutefois il fournira une estimation plus précise de la valeur ajoutée en mobilisant les comptabilités des entreprises.

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