Le taux de pauvreté serait stable en 2020 : ce que dit cette première estimation et ce qu’elle ne dit pas

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Jean-Luc Tavernier – Directeur général de l’Insee

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L’Insee vient de faire paraître sa première estimation du taux de pauvreté pour 2020 : 14,6 % des personnes seraient en dessous du seuil de pauvreté en France. Ce taux est stable par rapport à 2019. Cette stabilité peut étonner si l’on se réfère au « million de pauvres supplémentaire » dont la presse s’est fait l’écho depuis un an.

Pour son estimation, l’Insee utilise depuis quelques années une méthode de microsimulation. Cette méthode présente certaines fragilités, accentuées par le caractère inédit de la crise. Néanmoins, les travaux complémentaires menés par l’Insee sur les données de La Banque postale et sur le recours à l’aide alimentaire conduisent à conclure que la pauvreté s’est sans doute intensifiée mais n’a pas explosé. Au total, l’estimation de stabilité ou quasi-stabilité du taux de pauvreté paraît fiable, avec la réserve usuelle qu’elle ne tient compte que des revenus déclarés.

L’écart entre cette mesure et les perceptions tient sans doute au caractère inédit de la crise, qui exacerbe les visions pessimistes : l’opinion sera plus marquée par les mois difficiles que par les compensations sur le reste de l’année, par des situations locales très préoccupantes mais qui ne sont pas généralisées sur tout le territoire. Il demeure qu’un seul indicateur ne peut pas à lui seul rendre compte d’une réalité sociale ou économique comme la pauvreté. Celle-ci n’est pas que monétaire, et son intensité reste à mesurer avec précision.

Il y a un peu plus d’un an, les associations caritatives estimaient que le nombre de personnes pauvres en France avait augmenté d’un million en 2020. Force du chiffre choc et absence de chiffrage alternatif par la statistique publique, cette estimation s’est imposée depuis dans le débat public. Et c’est seulement aujourd’hui, dix mois après la fin de l’année, que l’Insee publie une estimation du taux de pauvreté en 2020 : 14,6 % des personnes seraient en situation de pauvreté monétaire en France en 2020, une proportion qui serait stable, sans changement significatif par rapport à 2019.

Ce billet de blog vise à donner des éléments de réponse aux questions que posent légitimement cette attente et cette surprise : pourquoi un si long silence ? Quelle est la fiabilité de cette estimation ? Comment peut-il y avoir un tel écart entre les perceptions exprimées et les estimations statistiques ? Le seul chiffre du taux de pauvreté suffit-il à rendre compte des situations de pauvreté et de précarité ?

Pourquoi faut-il attendre novembre 2021 pour produire une estimation de la pauvreté en 2020 ?

Pour calculer le taux de pauvreté, il faut connaître la « distribution des revenus » (en tous les cas d’une grande partie de cette distribution) puisqu’il s’agit d’évaluer la proportion des personnes dont le niveau de vie est en deçà de 60 % du revenu médian de la population. Le nombre de bénéficiaires de différentes prestations sociales, notamment des minima sociaux, est disponible rapidement, mais on ne dispose évidemment pas en temps réel des revenus de l’ensemble de la population française : près de 2 ans sont nécessaires pour produire des données robustes et détaillées, et l’Insee a ainsi publié la distribution des revenus de 2019 il y a un mois, le 5 octobre 2021 (encadré 1).

Afin de donner une information plus rapidement, l’Insee a décidé il y a quelques années, après une expérimentation probante, d’estimer des indicateurs avancés du taux de pauvreté et des inégalités de niveaux de vie une dizaine de mois après la fin de l’année. Pour ce faire, il procède par microsimulation. C’est cet exercice qui est publié aujourd’hui 3 novembre 2021 pour l’année 2020, avec une méthodologie analogue aux exercices antérieurs. En parallèle, la statistique publique a travaillé pour documenter l’évolution de la situation sociale depuis le début de la crise (encadré 2).

Quelle est la fiabilité de l’estimation publiée aujourd’hui ?

Pour juger de la fiabilité du taux de pauvreté que nous avons calculé pour 2020, il faut distinguer les limites intrinsèques à l’exercice d’estimation avancée par microsimulation et les incertitudes spécifiques liées à l’ampleur et à la singularité du choc d’activité survenu l’an dernier.

Tout d’abord, le champ des données sur lequel l’Insee estime la distribution des revenus n’est pas parfait, que ce soit pour la première estimation à 10 mois comme pour la suivante à 20 mois. D’une part, le champ est limité à ce qu’on appelle les ménages « ordinaires », ce qui exclut les personnes qui vivent en communautés (résidences étudiantes, maisons de retraite, casernes, prisons, etc.) et les personnes sans domicile ; il ne couvre pas non plus les départements d’outre-mer. D’autre part, le champ n’intègre que les revenus connus de l’administration : il exclut les revenus issus du travail informel, sur lesquels aucune information administrative n’existe par construction ; il exclut par ailleurs une partie des revenus des étudiants, pour lesquels les revenus d’activité n’ont pas toujours à être déclarés à l’administration fiscale et les transferts « intra-familiaux » en provenance des parents sont mal connus. Ces limites sont pénalisantes. Elles ont du reste conduit l’Insee à faire un exercice spécifique pour tenir compte de ces personnes dans une estimation élargie au champ le plus large de la grande pauvreté en 2018.

Par nature, l’exercice de microsimulation ajoute une autre fragilité puisqu’il s’agit de simuler l’évolution, entre deux années, des composantes des revenus d’un échantillon de personnes, essentiellement à partir de l’évolution d’agrégats. Comme chaque année, cette première estimation pourra s’avérer différente de l’observation connue à l’automne 2022, quand seront traitées et exploitées toutes les déclarations administratives au niveau individuel. Les années passées, les écarts ont toutefois été de faible ampleur et n’ont pas conduit à modifier drastiquement le jugement que la première estimation permettait de porter : une baisse du taux de pauvreté estimée par microsimulation ne s’est jamais transformée en hausse effective dans l’estimation définitive.

Est-ce que ces limites inhérentes à l’exercice ont plus de portée pour cette année 2020 si particulière, et réduisent-elles la fiabilité de l’estimation ? Oui, probablement, mais pas au point d’en réduire l’intérêt.

Les personnes vivant dans des établissements militaires ou des EHPAD, hors champ de notre estimation, n’ont pas eu a priori à subir des évolutions sensibles de leurs revenus. Mais la perte de revenus non déclarés, l’arrêt de « petits boulots » ont pu être brutaux à l’occasion du premier confinement, pour des ménages en dehors du champ, comme pour une partie des ménages « ordinaires ». La fermeture prolongée des restaurants a pu réduire les revenus des étudiants, tout comme le développement du télétravail a pu réduire le recours à des services à domicile pas toujours déclarés. Si on savait tenir compte des revenus non déclarés et de la totalité des ménages, il est probable que l’évolution globale des revenus de 2020 serait révisée à la baisse, et qu’elle le serait davantage en bas de la distribution des revenus. L’ordre de grandeur de ce biais est par nature inconnu et l’Insee n’a pas à ce jour trouvé les moyens de le corriger.

Cependant, les travaux réalisés avec les données de La Banque postale apportent des informations complémentaires intéressantes. Tout d’abord, ils couvrent aussi bien des ménages « ordinaires » que des ménages « non ordinaires » disposant d’un compte bancaire en France métropolitaine et dans les outre-mers. De plus, une personne qui aurait perdu une source habituelle de revenus non déclarés versés en espèces, probablement invisibles dans les mouvements bancaires, aurait cependant toute chance de devoir tirer sur son compte et de voir son solde courant se dégrader, voire d’être à découvert. Or, le déficit de revenus par rapport à ce qui pouvait être attendu a été un peu plus important pour les clients les plus précaires de La Banque postale, mais pas dans des proportions considérables. Et surtout, la proportion des comptes à découvert a été plus faible en 2020 qu’en 2019, même pour les plus bas revenus. Enfin, on peut aussi rappeler que la Banque de France a enregistré moins de recours aux commissions de surendettement. Néanmoins, il faut relativiser la portée de cet indicateur dans la situation exceptionnelle de crise sanitaire.

Les statistiques sur le recours à l’aide alimentaire sont également utiles, puisque c’est aussi bien la perte de revenus déclarés que de revenus non déclarés qui peut conduire à avoir recours aux associations caritatives, et que les lieux de distribution sont notamment fréquentés par les personnes sans domicile. Elles font état pour 2020 d’une augmentation de 11 % des volumes d’aide alimentaire et de 7 % des inscriptions. Certaines associations ont vu apparaître de nouvelles catégories de bénéficiaires de l’aide alimentaire, par exemple parmi les travailleurs indépendants. Il s’agit d’une progression sensible, mais pas d’une explosion de ce recours. Elle peut néanmoins témoigner d’une pauvreté plus forte pour ceux qu’elle concernait déjà ou d’une pauvreté plus répandue.

Pour ce qui concerne l’incertitude liée à la méthode de microsimulation, elle est évidemment accrue lorsque les différentes catégories de revenus subissent de fortes variations : baisse des revenus d’activité, explosion de l’activité partielle, mise en place du fonds de solidarité pour les indépendants, recours à des dispositifs d’aide d’urgence. Si la simulation de ces mesures a nécessité davantage d’hypothèses que d’habitude, elle a été évaluée le plus précisément possible, et il nous a semblé, en conscience, que les incertitudes propres à la situation de 2020 ne devaient pas conduire à disqualifier l’exercice de microsimulation.

Au total, même si la probabilité que le taux de pauvreté mesuré l’an prochain s’écarte de l’estimation précoce publiée aujourd’hui est un peu plus forte que d’habitude, le message général de stabilité de ce taux de pauvreté semble relativement robuste. Il doit être assorti de deux réserves :

1) il ne prend pas en compte les revenus non déclarés ; les prendre en compte conduirait sans doute à une estimation un peu différente ;

2) les informations complémentaires provenant des réseaux bancaires et des dispositifs d’aide alimentaire ne convergent pas forcément ; elles conduisent cependant à penser que certaines situations de pauvreté se sont aggravées à la faveur de la crise, plutôt que de penser qu’une partie importante de la population serait passée en deçà du taux de pauvreté.

Comment peut-il y avoir un tel écart entre les perceptions exprimées et les estimations statistiques ?

Sur l’écart entre mesure statistique et perception, il y a beaucoup de choses à dire.

Tout d’abord, et dans la continuité des développements précédents, il peut y avoir confusion entre l’aggravation de situations de pauvreté et l’accroissement du nombre de pauvres. Au premier confinement, beaucoup de revenus ont été préservés ; mais pour ceux qui ne l’ont pas été, la chute a été brutale, et certains dispositifs d’indemnisation ont naturellement pris quelque temps à être décidés ou étendus (les mesures d’aide d’urgence, l’accroissement de l’indemnisation pour les travailleurs indépendants, etc.). Entre-temps, et cela se voit bien dans les données de La Banque postale, les personnes concernées ont eu des difficultés de trésorerie, mais, sur l’ensemble de l’année, la dégradation de leur situation est moindre.

Ensuite, il y a sans doute beaucoup d’hétérogénéité dans la situation sociale de 2020, à la fois dans le temps (au fil des mois) et d’un territoire à l’autre. Comme l’a montré l’enquête menée auprès des responsables associatifs, la situation a été contrastée : la moitié d’entre eux a constaté que le nombre de bénéficiaires augmentait, pas l’autre ; et même parmi les premiers, la hausse a pu être très différente d’un département à l’autre, avec une situation particulièrement préoccupante en Seine Saint-Denis.

Il est également possible qu’il y a eu un biais dans la perception de la situation sociale de 2020. Dans l’enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages que mène l’Insee depuis des décennies, les points de mars, avril, mai 2020 décrivent un phénomène inédit dans son ampleur : les soldes d’opinion sur le niveau de vie général en France s’effondrent tandis que les soldes d’opinion sur la situation personnelle des enquêtés ne sont que très peu et très transitoirement affectés. La crise est dans tous les esprits mais pas dans tous les comptes bancaires.

Il faut enfin souligner que le chiffre du million de pauvres supplémentaires est apparu dans un contexte très particulier, au paroxysme des craintes concernant la deuxième vague. Ce chiffre fait irruption pour la première fois dans un article du journal Le Monde du 6 octobre 2020 titré « Covid-19 : la crise sanitaire a fait basculer un million de Françaises et de Français dans la pauvreté ». La seule source citée est attribuée à un responsable associatif important : « Ce chiffre d’un million supplémentaire est malheureusement une estimation basse, compte tenu des 800 000 pertes d’emploi attendues fin 2020 ». (c’est moi qui souligne le premier mot). Les pertes d’emploi se sont finalement avérées beaucoup plus faibles (260 000 en fin d’année grâce un très fort rebond dès l’été 2020) et le marché du travail a ensuite dépassé son niveau d’avant-crise au cours du premier semestre 2021. Cela n’a pas empêché ce chiffre d’un million d’être repris depuis plus d’un an à de nombreuses occasions.

Le seul chiffre du taux de pauvreté suffit-il à rendre compte des situations de pauvreté et de précarité ?

Sur le sujet de la pauvreté comme sur bien d’autres, c’est souvent un seul indicateur qui prend toute la lumière, et c’est très préjudiciable.

Évidemment, le seul taux de pauvreté monétaire ne suffit pas à rendre compte des situations de pauvreté et de précarité sur le terrain national. Au niveau des statistiques, il faut accorder aussi de l’importance à d’autres indicateurs comme l’intensité de la pauvreté.

De plus, l’analyse de la pauvreté ne peut se réduire à celle de la pauvreté au sens monétaire. Les travaux menés avec le monde associatif ont assez montré que la pauvreté était multi-factorielle. Dans son enquête annuelle sur les conditions de vie, l’Insee interroge depuis longtemps les ménages sur les éventuelles privations qu’ils subissent, sur l’appréciation de leur bien-être, de leur santé, des liens sociaux, et désormais des difficultés qu’ils peuvent avoir dans leur rapport aux administrations. À partir de cette enquête, l’Insee a procédé à des analyses assez structurelles qui montrent que les phénomènes de pauvreté monétaire et de pauvreté en conditions de vie ne se recoupent pas : plus de la moitié des pauvres de par leur revenu ne se déclarent pas en situation de privation matérielle et sociale de par leurs conditions de vie ; à l’inverse, plus de la moitié de ceux en privation matérielle ne sont pas pauvres si on compare leurs revenus au seuil de pauvreté. Les résultats de l’enquête SRCV de 2021 sur la pauvreté en conditions de vie seront disponibles au printemps 2022, et permettront d’aller plus loin dans l’analyse de la pauvreté post Covid.

Sans même aller sur les terrains des inégalités de patrimoine, des inégalités liées à l’éducation, etc., la pauvreté ne saurait se synthétiser en un chiffre. L’Insee continuera, en concertation avec les acteurs sociaux, à documenter ces phénomènes, à mettre à disposition des chercheurs les bases de données qui aideront à comprendre les liens entre les revenus et le ressenti.

ENCADRE 1
La microsimulation, alternative à l’enquête statistique, coûteuse, et aux données administratives, tardives

Pour mesurer au mieux l’évolution de la structure des revenus, soit on réalise une enquête auprès d’un échantillon nécessairement important de ménages (à l’instar de l’estimation du taux de chômage par l’enquête Emploi qui interroge 100 000 personnes), soit on exploite les sources administratives, et particulièrement les données fiscales et sociales, lorsque celles-ci sont disponibles.

La première option, celle d’une enquête statistique dédiée à la mesure des revenus, permettrait de disposer de résultats plus rapidement, si l’enquête était conduite par exemple chaque trimestre. Elle n’est retenue par aucun pays à notre connaissance, du fait de son coût, de la difficulté à évaluer l’ensemble des composantes du revenu (dont certaines sont par nature annuelles : impôts et taxes, revenus du patrimoine notamment) et de la charge que cela ferait peser sur les ménages enquêtés. Dans les pays qui conduisent ce type d’enquête une fois par an, les délais de production restent élevés et peu disposent à ce jour de résultats post-Covid.

C’est donc sur la seconde option que repose aujourd’hui l’observation statistique des revenus en France. Compte tenu des délais de disponibilité des déclarations fiscales et de l’ampleur des traitements statistiques à réaliser, la distribution des revenus d’une année donnée est connue environ 20 mois après la fin de l’année : l’Insee a ainsi publié celle de 2019 il y a un mois, le 5 octobre 2021. Ce choix est respectueux des deniers publics ; il est sans doute très défendable à ce titre, et il permet d’avoir, certes avec un délai de près de deux ans, une photographie plus fiable et plus précise de la situation que ce qu’on pourrait tirer d’une enquête.

Évidemment, lorsqu’un choc économique et social survient, l’arbitrage entre délais, coût et qualité n’est pas le même : on peut être prêt à payer davantage pour avoir une information devenue cruciale en temps de crise, et être moins soucieux de précision du fait de l’ampleur des chocs attendus. Mais une enquête de ce type, en population générale, ne peut se monter en un an, et sans comparaison possible avec le passé, les résultats seraient difficiles à interpréter.

ENCADRE 2
Suivi des bénéficiaires de minima sociaux, des conditions de vie, des données bancaires : la statistique publique se mobilise

Au-delà de la mesure du taux de pauvreté, la statistique publique n’a pas attendu jusqu’à aujourd’hui pour documenter l’évolution de la situation sociale depuis le début de la pandémie. Dès le mois de mai 2020, l’Insee a complété son enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages de questions sur leurs conditions de vie pendant le confinement, puis, à partir de janvier 2021, de questions sur les éventuelles conséquences de la crise sanitaire sur leur revenu. La Drees a élaboré un tableau de bord des bénéficiaires de minima sociaux, qu’elle publie depuis décembre 2020 avec un délai réduit au minimum de deux mois. L’Insee et la Drees ont créé, avec les associations caritatives, des remontées d’information sur les distributions d’aide alimentaire : une agrégation des données quantitatives (volumes dispensés, nombre de bénéficiaires), une enquête auprès des responsables associatifs locaux, et une enquête exceptionnelle auprès des bénéficiaires réalisée en cette fin d’année. L’Insee a suivi l’exemple donné par le Conseil d’analyse économique pour exploiter, pour la première fois, des données de comptes bancaires, en partenariat avec notamment le Crédit mutuel, auquel s’ajoute ce jour La Banque postale.

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