Les grandes entreprises sous leur meilleur profil 

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Gérard Moreau, Insee.
Les grandes entreprises sous leur meilleur profil
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L’entreprise est une réalité économique multidimensionnelle qu’il faut définir et suivre statistiquement avec rigueur et clarté. Selon les problématiques à analyser, l’objet d’étude est différent. Il peut être pertinent de travailler au niveau des unités telles qu’elles sont définies juridiquement dans le répertoire Sirene (établissement, unité légale) ou au contraire sur une unité qui a plus de sens économiquement, l’entreprise au sens de la loi de modernisation de l’économie (LME), concept apparu à partir des années 1990.
L’émergence des grands groupes et leur place cruciale au sein de l’économie ont accéléré la nécessité d’introduire ce nouveau concept d’entreprise dans les statistiques européenne et française. Son intégration a eu des conséquences significatives sur la vision de l’économie française.
La mise en place de cette grille d’analyse nécessite un suivi individuel des groupes les plus importants du fait de leur complexité et de leur contribution aux indicateurs nationaux et internationaux, visant notamment à dessiner au sein des grands groupes le contour ou profil des entreprises. L’analyse fine et détaillée des flux internes aux grands groupes multinationaux, que ces flux soient nationaux ou internationaux, est indispensable à la qualité des données et à la compréhension des statistiques françaises et européennes.

Entreprise : un mot, plusieurs sens

Le mot « entreprise » est d’un usage fréquent et recouvre plusieurs significations. Au sens le plus large, il renvoie à un projet relativement long et complexe dans lequel des individus sont engagés. Plus concrètement, c’est la structure mise en place pour mener à bien une activité économique. Dans les statistiques, la notion d’entreprise a longtemps été associée à sa définition juridique, à savoir l’unité légale inscrite au répertoire Sirene de l’Insee, qui est définie comme une unité économique, juridiquement autonome, dont la fonction principale est de produire des biens ou services pour le marché.

Chaque jour en France, plusieurs milliers de porteurs de projets créent leur entreprise : plus d’un million d’entreprises ont été créées en 2022. Pour ce faire, différentes démarches juridiques permettent de cadrer ce projet et de donner vie à cette entreprise. Ainsi, les entreprises naissent, vivent et finissent par disparaître. Ici, le concept juridique d’entreprise se prête bien à l’analyse démographique. Mais les actualités quotidiennes font aussi référence à des restructurations d’ampleur, qu’elles concernent des groupes de la grande distribution, de l’automobile ou des media. Dans ce cas, s’intéresser aux seules unités légales est insuffisant, les principaux acteurs à suivre étant les groupes.

En effet, la vie économique ne se limite pas à la création, au développement et à la disparition des briques élémentaires que sont les unités légales. Développer une entreprise ne consiste pas seulement à faire croître chacune de ces briques, mais à en créer de nouvelles et à les agencer pour bâtir la structure désirée. Des groupes se constituent et se transforment, dans lesquels les unités légales sont reliées entre elles par des liens financiers de détention. Les décideurs dans ces groupes réalisent des opérations financières d’achats, de ventes, de fusions, etc. avec pour objectif de tisser un réseau de liens mère-fille entre unités légales via des prises de participation, et d’améliorer les performances économiques et financières de ces groupes. Au sein d’un groupe, les unités légales plus ou moins spécialisées travaillent les unes pour les autres au service d’un même projet en s’échangeant les biens et services nécessaires.

Ceci amène à distinguer croissance interne et croissance externe. Chaque unité légale peut accroître son marché et ses résultats financiers dans un processus de croissance interne. L’unité légale mère d’un groupe peut aussi réaliser une croissance externe en achetant une autre unité en vue d’une intégration verticale (par exemple acheter un fournisseur d’un bien ou service utilisé dans sa propre production), ou horizontale (acheter une autre unité concurrente réalisant la même production), sans que l’indépendance juridique des unités soit remise en cause.

Prendre en compte les groupes d’entreprises, un impératif

Les groupes d’entreprises pèsent lourd dans l’économie. Les 159 200 groupes présents en France représentaient en 2020 les trois quarts des salariés en équivalent temps plein et de la valeur ajoutée sur le champ des entreprises non financières et non agricoles, le champ traditionnel de la statistique d’entreprises. Cet ensemble est très hétérogène, des 93 700 petits groupes de 2 unités légales jusqu’aux 250 groupes de plus de 100 unités légales. Le développement des groupes accentue la nécessité de compléter l’approche statistique en unités légales. En effet, si les groupes n’ont pas d’existence juridique propre, c’est à leur niveau que les décisions économiques sont prises et se diffusent au sein du réseau d’unités légales. Du fait de la place qu’occupent ces groupes et de ce qui s’y joue, ils constituent eux-mêmes des entreprises, qui nécessitent un suivi statistique au même titre que les unités légales qui les composent. Ainsi, a émergé la définition de l’entreprise au sens économique dans le règlement européen de 1993 et la loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008 : « L’entreprise est la plus petite combinaison d’unités légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision, notamment pour l’affectation de ses ressources courantes ».

Pour expliquer l’existence d’entreprises, leur taille et leur organisation, la littérature économique évoque les coûts de transaction externes aux organisations et les coûts de coordination internes à ces dernières. En fonction de la taille et de l’organisation de l’entreprise, les uns l’emportent sur les autres (Coase, 1937). Ainsi, les décideurs dimensionnent et structurent leurs entreprises en arbitrant entre ces coûts, un peu plus des uns contre un peu moins des autres. Dans ce cadre, la constitution en groupes d’unités légales est un montage qui cumule des avantages de la grande taille (économies d’échelle de production, accès à une plus grande part de marché, etc.), et de la petite taille (plus de réactivité, réglementation moins contraignante, etc.). Dans le contexte de la mondialisation, le fait de disposer d’un réseau de petites unités adaptées au pays de résidence constitue un avantage supplémentaire (Veltz, 1996). Toutefois, il faut rappeler que 85 % des groupes présents en France sont franco-français.

Pour les utilisateurs des statistiques, l’information sur l’appartenance à un groupe est importante. Par exemple, les décideurs publics dans les régions peuvent être intéressés par cibler des Petites et Moyennes Entreprises régionales plutôt que des Grandes Entreprises. Pour cela, il leur faut savoir à quel type d’entreprise appartiennent les unités légales de leur territoire.

L’entreprise au sens économique, au cœur des statistiques

Une innovation majeure dans le système statistique européen et français a été d’utiliser l’entreprise économique comme principale unité statistique. Depuis 2019 et la publication des données statistiques du millésime 2017, l’Insee publie les statistiques d’entreprises en considérant l’entreprise au sens économique. Désormais, on distingue deux types d’unités légales, celles qui sont hors groupe et celles qui sont dans la structure d’un groupe. Les premières forment des entreprises à part entière du fait de leur indépendance, alors que les secondes n’en sont pas mais sont incluses dans l’entreprise que constitue leur groupe d’appartenance.

Élaborer des statistiques sur les entreprises au sens économique est rendu complexe du fait que l’essentiel des données administratives (les liasses fiscales) sont disponibles au niveau des unités légales. Il faut donc agréger et consolider ces données pour parvenir à des statistiques au niveau des entreprises. Et l’impact sur les agrégats sectoriels et globaux, tels que le chiffre d’affaires et la valeur ajoutée générée, est loin d’être neutre. Avec la nouvelle approche de l’entreprise au sens économique, la photographie du tissu productif est en partie renouvelée. Ce dernier apparaît plus concentré, avec une contribution accrue des grandes entreprises. Le poids de l’industrie dans l’économie française est renforcé toutes choses égales par ailleurs, de 25 % à 28 % en part de valeur ajoutée des entreprises non financières et non agricoles (cette dernière représentant 52 % de la valeur ajoutée totale dans l’économie), au détriment du commerce et surtout des services (Insee, 2019). L’industrie ainsi mesurée représente 13 % du PIB.

En effet, des opérations de réallocation sectorielle et de consolidation interviennent. À titre d’illustration, si une entreprise est constituée d’une unité légale produisant et vendant des chaises et d’une autre produisant du bois destiné intégralement à la première, l’activité de l’entreprise est enregistrée en production de chaises, alors que les deux unités légales contribuent respectivement au secteur d’activité bois et au secteur chaises. Si donc on raisonne en entreprise, il y a une réallocation sectorielle de la production de bois vers la production de chaises dans les statistiques.
Il s’opère aussi une consolidation comptable, c’est-à-dire que la vente de bois de la première à la seconde et que l’achat réciproque sont soustraits l’une à l’autre et sont donc annulés. Pourquoi réaliser cette annulation ? Il s’agit d’une convention consistant à annuler les transactions internes au sein d’une même unité. Sans quoi, on pourrait détailler davantage mais jusqu’où ? Par exemple au sein de l’unité légale produisant du bois, on pourrait faire apparaître les échanges entre l’atelier de coupe du bois et celui du traitement du bois, ce qui se traduirait par des achats-ventes supplémentaires de bois brut et de bois traité. En se plaçant au niveau du groupe, tout se passe comme si les productions de bois et de chaise sont intégrées verticalement au sein d’une seule entité. Toutefois la multiplication des achats-ventes n’affecte pas le niveau de la valeur ajoutée mesurée par la différence entre la production et la consommation intermédiaire, ou entre les ventes et les achats (Haag, 2019).
Une autre raison d’annuler ces transactions est qu’elles sont enregistrées à des prix dits de transfert qui peuvent s’éloigner de prix de marché, faute de transactions équivalentes sur des marchés.

De très grands groupes et entreprises à l’organisation complexe et avec une dimension internationale…

Au sein des groupes, les plus grands sont des entités complexes qui peuvent être composées de plusieurs centaines d’unités légales, chacune spécialisée dans des fonctions productives, commerciales, ou auxiliaires. Nombre de ces grands groupes sont caractérisés par des échanges importants entre leurs filiales elles-mêmes ainsi qu’avec les unités mères. Leurs contours changent au fil des restructurations, ce qui pose la question de leur continuité individuelle dans le suivi statistique : après que A et B se sont « associées », l’unité résultante est-elle toujours A, ou B, voire C ? Pour répondre à cette question, plusieurs critères sont pris en compte : la taille respective de A et B dans la situation initiale, l’identité de l’unité mère dans la situation finale (était-ce l’unité mère de A ou de B ?), la part des effectifs communs à la situation initiale et à la situation finale, etc.
Les plus grands groupes semblent composites et certains englobent plusieurs entreprises. Au sein de ces groupes existent des segments « jouissant d’une certaine autonomie de décision ». Par exemple, LVMH est décrit comme un groupe dans lequel ses différentes marques constituent des entreprises relativement indépendantes, soit 8 entreprises profilées au sein du groupe. Quant au groupe industriel Airbus, il est pertinent de distinguer autant d’entreprises que les trois segments que sont l’aviation civile, les hélicoptères et la défense & espace (figure 1).

Figure 1 – Le groupe Airbus et ses segments

Le groupe Airbus et ses segments
Source : site internet du groupe Airbus (https://www.airbus.com/en/who-we-are/we-are-airbus)

En France, environ 270 grandes entreprises au sens économique sont présentes sur le territoire. Elles génèrent un tiers de la valeur ajoutée et du chiffre d’affaires de l’ensemble des entreprises non financières et non agricoles au niveau national (figure 2). Selon les normes nationales, ce sont des entreprises qui vérifient au moins une des deux conditions suivantes : avoir au moins 5 000 salariés ; avoir plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires et plus de 2 milliards d’euros de total de bilan. À quelques exceptions près, ce sont des multinationales implantées dans de nombreux pays, françaises ou étrangères. En effet, afin de se développer à l’international, elles s’y implantent pour accéder plus facilement au marché intérieur, pour bénéficier de coûts de production plus faibles, pour réduire leurs impôts, etc. En matière fiscale, c’est tout particulièrement le cas des multinationales les plus complexes (Francois et Vicard, 2023).

Même si l’Insee doit aboutir in fine à la production de statistiques nationales, il est incontournable d’appréhender la dimension internationale des entreprises. En effet, les grandes entreprises globalisées ont une chaîne de valeur qui traverse les frontières. La mesure des richesses créées dans chaque pays dépend directement de la localisation des valeurs ajoutées réalisées par les unités légales. Il est par exemple intéressant de connaître l’organisation de la tarification dans une entreprise multinationale. Si la facturation aux clients dans le monde est centralisée à partir d’un seul pays, ceci est susceptible d’impacter la répartition des chiffres d’affaires de la multinationale entre pays selon les montants reversés aux unités commerciales de l’entreprise situées dans les autres pays par l’unité qui facture.

Figure 2 – Répartition de différents agrégats selon la catégorie d’entreprise en 2020

Répartition de différents agrégats selon la catégorie d'entreprise en 2020
Lecture : les grandes entreprises (GE) réalisent 33 % de la valeur ajoutée en 2020. Les micro-entreprises (MIC) constituent 96 % de l’effectif des entreprises.
Champ : France, entreprises des secteurs principalement marchands non agricoles et non financiers. Source : Insee, Esane 2020.
… qui rend indispensable un suivi individuel

Pour optimiser les statistiques de ces 270 grandes entreprises qui pèsent fortement dans les agrégats nationaux, l’Insee sélectionne actuellement une soixantaine de groupes, englobant une centaine de ces grandes entreprises, considérées comme les plus importantes et les plus complexes, pour les suivre de façon individuelle. Cette centaine d’entreprises représentent environ la moitié du poids économique des 270 grandes entreprises présentes en France. Une équipe d’experts de l’Insee noue des relations régulières avec les services concernés (de comptabilité, de consolidation) de ces groupes pour appréhender au mieux leur organisation en entreprises, leur fonctionnement et leurs restructurations. Ces experts abordent la comptabilité d’entreprise sous l’angle de la production de statistiques nationales et internationales. Ils sont aussi qualifiés de profileurs en cela qu’une partie de leur activité consiste à dessiner au sein des grands groupes le contour ou profil des entreprises au sens économique. Les groupes suivis individuellement fournissent à l’Insee des informations sur leur organisation et sur des flux internes caractéristiques de leur fonctionnement, à des seules fins statistiques et dans le respect du secret statistique.

Ces échanges ad hoc permettent d’abord d’identifier les entreprises au sein d’un groupe. La décision de segmentation est prise par l’Insee, généralement en accord avec le groupe, dans le but d’adhérer au mieux à sa gouvernance et au système d’information qui en découle, pour établir des statistiques au niveau de chacune des entreprises. Parmi les 60 groupes suivis individuellement, 40 correspondent à une seule entreprise et 20 sont découpés en 2 entreprises ou plus, comme LVMH et Airbus évoqués plus haut.
Ils permettent aussi de réaliser la consolidation des comptes sur la base des flux « intercos » (à savoir les transactions internes qu’il convient d’annuler comme dans l’exemple des chaises et du bois) calculés et fournis par les groupes. Le taux de consolidation du chiffre d’affaires est très variable d’une entreprise à l’autre, il est par exemple plus élevé dans des groupes de l’automobile et de la grande distribution alimentaire du fait de flux de vente et revente successifs entre unités productives et commerciales et entre centrales d’achat nationale et régionales.
Quant à tous les autres groupes, nombreux et de moindre taille, ils sont traités de façon automatique via des algorithmes, en faisant l’hypothèse qu’il n’y a qu’une entreprise dans chaque groupe et en postulant des achats / ventes internes entre unités légales sur la base de leur secteur d’activité (par exemple le producteur de chaises qui achète du bois au producteur de bois).

Globalement, la concentration des moyens d’expertise sur des très grands groupes permet d’améliorer la qualité et le sens des statistiques nationales en examinant les échanges économiques importants au sein des groupes (sur quels biens ou services portent-ils exactement ? entre quelles unités légales ? etc.).
Ces travaux ont encore plus de sens s’ils sont menés à un niveau international. Sous l’égide d’Eurostat, les instituts nationaux de statistiques participent à des travaux de profilage européen. Ces efforts conjoints permettent d’alimenter le répertoire européen des groupes et des entreprises, qui a vocation à devenir la colonne vertébrale de la statistique d’entreprises européenne. Il définit la population des groupes et entreprises et interconnecte les répertoires nationaux. L’appréhension des entreprises transnationales, naturellement plus pertinente à l’échelle européenne, se trouve enrichie par la collaboration des instituts statistiques européens et l’observation croisée qui en résulte.

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