Mesurer la pauvreté : quels outils statistiques en France et en Europe ?

Mesurer la pauvreté : quels outils statistiques en France et en Europe ?

Depuis 2000, les pays européens se sont fixé un objectif de réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Pour en suivre l’atteinte, ils ont entre autres défini collectivement deux indicateurs de pauvreté :
     • la pauvreté monétaire : les personnes pauvres sont celles dont les revenus sont très inférieurs à une norme de référence ;
     • la privation matérielle et sociale : les personnes pauvres sont celles dont les ressources ne leur permettent pas de couvrir les dépenses liées aux besoins de la vie courante.

Plus récemment, ils ont également proposé la définition d’un nouvel indicateur fondé sur le ressenti des ménages en matière de difficultés financières à la fin du mois: la pauvreté subjective.

L’Insee publie ce jour une étude sur les caractéristiques des ménages concernés par des situations de pauvreté monétaire, de privation matérielle et sociale ou de difficultés financières. Début 2023 en France, 4 % des personnes vivant dans un logement ordinaire cumulent ces trois situations, 10 % en cumulent deux et 18 % sont concernées par une seule des trois.

En parallèle de ces indicateurs européens, d’autres approches complémentaires de la pauvreté existent :
     • la pauvreté monétaire « absolue », mesurée par l’intermédiaire des paniers de référence : les personnes pauvres sont celles dont les revenus ne leur permettent pas d’accéder à un panier de biens jugé nécessaire pour vivre ;
     • la pauvreté « administrative », appréhendée via les politiques sociales : les personnes pauvres sont celles qui bénéficient des aides sociales dédiées aux plus démunis.

L’Insee travaille par ailleurs actuellement sur la mesure de dimensions non monétaires de la pauvreté, en collaboration avec des organismes de lutte contre la pauvreté.


La notion de pauvreté est très présente dans le débat public et l’objectif de sa réduction fait globalement consensus. Mais que recouvre-t-elle exactement ?

Selon le dictionnaire, la pauvreté est « l’état d’une personne qui manque de moyens matériels, d’argent » (Robert). En 1984, le Conseil européen a adopté une définition légèrement différente : sont considérées comme pauvres les personnes « dont les ressources (matérielles, culturelles et sociales) sont si faibles qu’elles sont exclues des modes de vie minimaux acceptables dans la société ». D’un côté, des ressources insuffisantes ; de l’autre, être exclu des modes de vie minimaux acceptables dans la société.

Les pays européens se sont fixé lors du Conseil de Lisbonne en 2000 un objectif de réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Pour assurer le suivi de cet objectif, ils ont défini collectivement plusieurs indicateurs de pauvreté, parmi lesquels pauvreté monétaire et privation matérielle et sociale. Plus récemment, ils ont également défini un nouvel indicateur portant sur le ressenti des ménages en matière de difficultés financières, dénommé pauvreté subjective. L’Insee publie aujourd’hui un panorama des populations concernées par ces situations définies au niveau européen. Au-delà de ces indicateurs, il existe également des approches complémentaires de la pauvreté, et donc d’autres façons de la mesurer. Ce billet de blog en propose un tour d’horizon.

Que trouve-t-on derrière les chiffres annuels sur la pauvreté monétaire ?

L’approche la plus naturelle de la pauvreté est l’approche monétaire [Insee, 2024]. Celle-ci identifie les personnes pauvres sur la seule base de leurs revenus : être pauvre, cela signifie disposer d’un revenu inférieur à un certain seuil, nommé seuil de pauvreté. Cela pose tout de suite deux questions : comment définir le revenu ? Et comment définir le seuil de pauvreté ? Les pays de l’Union européenne se sont mis d’accord pour apporter une réponse commune à ces deux questions afin de proposer des statistiques comparables [Dennis, 2003].

Le revenu utilisé est le revenu à la disposition du ménage pour consommer et épargner (nommé revenu disponible). En France, l’essentiel des informations nécessaires pour calculer ce revenu sont récupérées dans les données des administrations fiscales et sociales, ce qui garantit leur fiabilité. Pour tenir compte de la composition du ménage, le revenu disponible est ensuite divisé par le nombre d’unités de consommation (UC) : ce calcul aboutit au niveau de vie du ménage.

Au niveau européen, le seuil de pauvreté monétaire est fixé à 60 % de la médiane des niveaux de vie (le montant qui sépare la population en deux parties égales : l’une dont le niveau de vie est inférieur à cette médiane, l’autre qui a un niveau de vie supérieur). Avec cette approche, une personne pauvre est une personne dont le niveau de vie est nettement plus faible qu’une norme de référence, celle-ci étant déterminée par le niveau de vie des personnes situées au milieu de l’échelle des niveaux de vie. La statistique de la médiane a été privilégiée à celle de la moyenne qui peut être influencée par le niveau de vie des plus aisés : l’hypothèse sous-jacente est que les normes de niveau de vie dépendent davantage des populations du milieu de l’échelle que de celles du haut de l’échelle. Cette approche permet également de mesurer à quel point les revenus des personnes en situation de pauvreté monétaire sont éloignés de ce seuil. L’intensité de la pauvreté mesure ainsi l’écart relatif entre le niveau de vie médian de la population en situation de pauvreté monétaire et le seuil de pauvreté.


Combien y a-t-il de personnes pauvres selon l’approche monétaire ?

L’enquête sur les revenus fiscaux et sociaux (ERFS) est la source de référence pour mesurer la pauvreté en France métropolitaine. Selon cette source, parmi les personnes vivant dans un logement ordinaire en France métropolitaine en 2022, la moitié a un niveau de vie inférieur à un peu plus de 2 000 euros par mois, et la moitié a un niveau de vie supérieur. Le seuil de pauvreté, défini comme 60 % du niveau de vie médian, s’établit ainsi à environ 1 200 euros par mois pour une personne seule (1 UC) et environ 1 825 euros par mois pour un couple (1,5 UC) en 2022, et 9,1 millions de personnes sont pauvres selon l’ERFS 2022 [Pen et Rousset, 2024]. La moitié de ces personnes en situation de pauvreté ont un niveau de vie inférieur à 981 euros par mois, un montant inférieur de 19,3 % au seuil de pauvreté.

Dans ce billet de blog et dans la publication de l’Insee sur les différentes formes de la pauvreté, l’enquête Statistiques sur les ressources et conditions de vie des ménages (SRCV, partie française du dispositif EU-SILC) a été privilégiée afin de disposer également d’informations sur la privation matérielle et sociale et l’approche subjective.

Cette enquête n’interroge toutefois que les personnes vivant dans un logement ordinaire en France hors Mayotte. En combinant plusieurs sources et en ajoutant les personnes vivant à Mayotte, les personnes vivant dans des communautés, des habitations mobiles, ou sans‑domicile, 11,2 millions de personnes seraient en situation de pauvreté monétaire en France en 2021 [Martin, 2024].


En 2022, au sein de l’Union européenne, les taux de pauvreté monétaire varient de 10 % en Tchéquie à 22 % en Lettonie (figure 1). Ils sont inférieurs à 14 % dans de nombreux pays de l’Europe centrale ou du Nord, et supérieurs à 18 % dans de nombreux pays de l’Europe du Sud ou de l’Est. Avec un taux de pauvreté proche de 15 %, la France (hors Mayotte) se situe dans une position intermédiaire, proche de la moyenne européenne et de l’Allemagne. 

Figure 1 – Part de la population pauvre selon l’approche monétaire européenne en Europe en 2022

Part de la population pauvre selon l’approche monétaire européenne en Europe en 2022
Note : pour l’Union Européenne (UE27) l’indicateur est calculé comme la moyenne individuelle des pays pondérée par leur population.
Lecture : en 2022, 9,8 % de la population est pauvre selon l’approche monétaire européenne en Tchéquie.
Champ : Union européenne, France hors Mayotte.
Sources : Eurostat, dispositif EU-SILC (dispositif SRCV pour la France), extraction du 20/01/2025.

La privation matérielle et sociale : une approche complémentaire qui s’intéresse aux dépenses des ménages

Une autre approche de la pauvreté consiste à mesurer non pas l’insuffisance des revenus mais directement ses conséquences sur les conditions de vie : privations, impossibilité d’acquérir ou de consommer certains biens, d’atteindre un certain niveau de confort ou enfin d’honorer certaines dépenses obligatoires. Comme pour l’approche monétaire, les pays européens se sont entendu pour construire un indicateur commun : l’indicateur de privation matérielle et sociale [Fahmy and al., 2016]. Les personnes en situation de privation matérielle et sociale sont celles qui déclarent dans l’enquête SRCV ne pas pouvoir faire face à certaines dépenses de la vie courante parmi une liste de treize : par exemple manger de la viande ou un équivalent protéiné tous les deux jours, chauffer suffisamment son logement, payer à temps son loyer, posséder deux paires de chaussures, etc.

Selon les données du dispositif SRCV, début 2023, 9 millions de personnes vivant dans un logement ordinaire en France (hors Mayotte) déclarent au moins cinq privations, soit 13,6 % de la population [Gleizes et Solard, 2024]. Les privations les plus citées concernent l’incapacité à faire face à une dépense imprévue de 1 000 euros (29 %), l’impossibilité de se payer une semaine de vacances (25 %) ou encore de remplacer des meubles usés ou abîmés (17 %). À l’inverse, la privation la moins citée est l’accès à internet.

Début 2023, au sein de l’Union européenne les taux de privation matérielle et sociale varient de 5 % en Slovénie à 31 % en Roumanie (figure 2) ; ces taux sont globalement plus élevés dans l’Est et le Sud de l’Europe. Comme pour la pauvreté monétaire, la France (hors Mayotte) est dans une position intermédiaire proche de la moyenne européenne (environ 13 %). L’Allemagne est dans une position similaire à celle de la France ; le taux de privation matérielle et sociale est par contre plus faible en Italie et en Belgique, et plus élevé en Espagne.

Figure 2 – Part de la population en situation de privation matérielle et sociale en Europe début 2023

Part de la population en situation de privation matérielle et sociale (PMS) en Europe
Note : pour l’Union Européenne (UE27) l’indicateur est calculé comme la moyenne individuelle des pays pondérée par leur population.
Lecture : en 2023, 4,9 % de la population est en situation de privation matérielle et sociale en Slovénie.
Champ : Union européenne, France hors Mayotte.
Sources : Eurostat, dispositif EU-SILC (dispositif SRCV pour la France), extraction du 20/01/2025.

La prise en compte du ressenti des ménages à travers l’approche européenne subjective

Enfin, l’Insee et les instituts de statistiques européens s’efforcent de mesurer le ressenti des personnes concernant leur situation financière à partir d’informations collectées par enquête [Tavernier, 2024]. L’approche dite « subjective » se fonde sur ce ressenti pour identifier les personnes qui déclarent des difficultés financières en fin de mois. L’institut européen Eurostat s’appuie sur les réponses apportées à la question suivante dans l’enquête SRCV :

De quelle manière votre ménage parvient-il à finir le mois en subvenant aux dépenses courantes ?
     • Très difficilement
     • Difficilement
     • Assez difficilement
     • Assez facilement
     • Facilement
     • Très facilement

Selon l’approche subjective européenne, les personnes répondant « très difficilement » et « difficilement » sont considérées comme pauvres subjectivement. Début 2023, parmi les personnes vivant dans un logement ordinaire en France (hors Mayotte), cela concerne 14,6 millions de personnes soit 22 % de la population : 14 % répondent « difficilement » et 8 % « très difficilement » [Martin, 2025].

Début 2023, les disparités de taux de pauvreté subjective sont fortes en Europe (figure 3) : ils varient de moins de 8 % au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Finlande, à 67 % en Grèce. Le taux de pauvreté subjective de la France (hors Mayotte) est proche de la moyenne européenne, environ 24 %. Il est comparable à celui de l’Espagne, mais plus élevé que celui de pays comme l’Italie (19 %), la Belgique (15 %) ou l’Allemagne (10 %).

Cet indicateur dépend uniquement du ressenti des personnes interrogées en matière de gestion de leur budget mensuel. Certains ménages peuvent ainsi déclarer des difficultés financières importantes du fait de mensualités de remboursement d’emprunts élevées ou de difficultés à gérer leur budget, sans pour autant se considérer comme pauvres. Il ne fait pas partie des indicateurs utilisés par l’Insee chaque année pour mesurer la pauvreté, mais peut être mobilisé ponctuellement pour compléter les indicateurs de pauvreté monétaire et de privation matérielle et sociale.

Figure 3 – Part de la population déclarant des difficultés financières en Europe, pauvre selon l’approche subjective européenne début 2023

Part de la population pauvre selon l’approche subjective européenne en Europe
Note : pour l’Union Européenne (UE27) l’indicateur est calculé comme la moyenne individuelle des pays pondérée par leur population.
Lecture : en 2023, 6,2 % de la population luxembourgeoise déclare des difficultés financières (pauvre selon l’approche subjective européenne).
Champ : Union européenne, France hors Mayotte.
Sources : Eurostat, dispositif EU-SILC (dispositif SRCV pour la France), extraction du 20/01/2025.

Trois situations qui ne se recouvrent que partiellement

Ces trois approches européennes sont mobilisées dans l’étude publiée ce jour [Martin, 2025]. Début 2023, en France, 4 % des personnes vivant dans un logement ordinaire en France (hors Mayotte) cumulent une situation de pauvreté monétaire, de privation matérielle et sociale et de difficultés financières à la fin du mois. 10 % sont confrontés à deux de ces situations, et 18 % à l’une de ces situations (figure 4). Ces différentes situations ne se recoupent ainsi que partiellement.

Figure 4 – Part de la population française (hors Mayotte) concernée par la pauvreté monétaire, la privation ou les difficultés financières en 2023

Part de la population française (hors Mayotte) concernée par la pauvreté monétaire, la privation ou les difficultés financières en 2023
Notes : les revenus pris en compte sont ceux de 2022. Au total, environ 22 % de la population vivant dans un logement ordinaire en France (hors Mayotte) déclare des difficultés financières à la fin du mois, 15 % est dans une situation de pauvreté monétaire (revenus de 2022) et 14 % est en situation de privation matérielle et sociale.
Lecture : en 2023, 4,5 % des personnes sont concernées par un risque de pauvreté monétaire, de privation et de difficultés financières.
Champ : France hors Mayotte, population vivant dans un logement ordinaire.
Sources : Insee, enquêtes Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV) 2023.

Ces différentes approches peuvent se cumuler. Par exemple, l’Insee définit les personnes en grande pauvreté comme celles qui sont concernées à la fois par la privation matérielle et sociale « sévère » (au moins 7 privations sur la liste de 13) et par la pauvreté monétaire « sévère » (niveau de vie inférieur à 50 % du niveau de vie médian). En combinant différentes sources permettant de couvrir l’ensemble des situations en France (personnes en logement, en habitation mobile ou dans des communautés, ainsi que les sans‑abri), on peut estimer qu’entre 2,0 et 2,2 millions de personnes en France sont touchées par la grande pauvreté début 2022 [Cheptitski et alii, 2024].

Parallèlement aux situations de pauvreté monétaire, de privation ou de difficultés financières étudiées au niveau européen, d’autres approches complémentaires de la pauvreté existent.

Une définition alternative du seuil de pauvreté à partir de la valorisation d’un panier de biens

Parmi les approches monétaires (c’est-à-dire basées sur les revenus des personnes), l’une des méthodes pour calculer le seuil de pauvreté consiste à définir un panier de biens et services jugés indispensables pour pouvoir vivre décemment, puis à calculer le coût de ce panier. Les personnes pauvres sont celles qui ne peuvent pas accéder à ce panier (approche monétaire dite « absolue »). Cette approche « absolue » est utilisée par plusieurs pays comme les États-Unis et le Canada, et par des institutions internationales comme la Banque mondiale. Aux États-Unis, la valeur du panier de bien a été définie dans les années 1960 à partir des dépenses d’alimentation jugées essentielles par des nutritionnistes, dépenses multipliées par trois car les enquêtes de l’époque montraient que les ménages les plus modestes consacraient approximativement le tiers de leurs revenus aux dépenses alimentaires (le reste étant consacré aux autres postes de dépenses). Depuis 1960, ce seuil est revalorisé avec l’indice des prix à la consommation chaque année, et le nombre de personnes pauvres est calculé par rapport à ce seuil par le Census Bureau.

Selon l’approche absolue, les personnes pauvres sont celles qui ne peuvent pas accéder à un certain seuil de ressources considéré comme un minimum vital : le nombre de personnes pauvres ne dépend que du niveau de vie des personnes les plus modestes. Selon l’approche relative (approche retenue pour l’indicateur de pauvreté monétaire européen), les personnes pauvres sont celles dont le niveau de vie est sensiblement plus faible qu’une norme de référence (le niveau de vie médian) : le nombre de personnes pauvres dépend alors du niveau des inégalités parmi la moitié de la population la plus modeste. Dans un cas hypothétique où tous les revenus seraient multipliés par deux (et où l’indice des prix à la consommation resterait stable), le nombre de personnes pauvres diminuerait avec l’approche absolue de la pauvreté monétaire car le seuil ne bougerait pas et certains ménages passeraient donc au-dessus du seuil de pauvreté. À l’inverse, avec l’approche relative, il restera constant car les inégalités de niveau de vie resteront inchangées : la norme de référence et le seuil de pauvreté augmenteront au même rythme que les revenus, si bien que les ménages qui vivaient sous ce seuil resteront en dessous, en dépit de la hausse de leurs revenus. En pratique, comme les revenus ont tendance à augmenter plus rapidement que l’indice des prix à la consommation, le taux de pauvreté (soit la part des personnes pauvres dans la population) tend mécaniquement à diminuer au fil du temps avec l’approche absolue. À titre d’illustration, en France, si le seuil de pauvreté était resté au même niveau qu’à son niveau du milieu des années 1990 en étant simplement revalorisé avec l’indice des prix à la consommation chaque année, le taux de pauvreté serait de l’ordre de 8 % en 2022 alors qu’il s’établit à environ 15 % avec l’approche monétaire européenne.

Une approche légèrement différente consiste à modifier au fil du temps la composition du panier de biens pour tenir compte de l’évolution des modes de consommation dans la société. Cette approche est mobilisée notamment par le Conseil national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) qui produit ponctuellement des statistiques basées sur des « budgets de référence » [CNLE ; 2022]. Ces budgets de référence, dont l’objectif est de « satisfaire les besoins indispensables pour faire face aux nécessités de la vie quotidienne et participer pleinement à la vie sociale », sont élaborés par consultation citoyenne. Ils sont calculés pour différentes configurations familiales, différents lieux de résidence (milieu rural, ville moyenne et métropole du Grand Paris) et différents statuts d’occupation du logement (propriétaire ayant encore des remboursements d’emprunt immobilier, propriétaire sans remboursement, locataire du parc privé ou du parc social). Leur valeur s’établissait en 2016 autour de 85 % du niveau de vie médian pour une personne seule (soit 1 700 euros par mois), un niveau plus élevé que le seuil de pauvreté européen (60 % du niveau de vie médian). A titre de comparaison, en 2022, les répondants au Baromètre d’opinion de la Drees [Drees, 2023] évaluaient à 1 980 euros le revenu mensuel minimum pour vivre pour une personne seule, un niveau qui équivaut presque au niveau de vie médian (un peu plus de 2 000 euros par mois) cette année-là.

Cette approche s’apparente à l’approche monétaire « absolue » mais s’en distingue sur un point : la composition du panier de biens est amenée à se modifier au fil du temps pour tenir compte des évolutions des modes de consommation dans la société. La principale difficulté réside dans la définition d’un budget de référence pour de très nombreuses configurations familiales et lieux de résidence. Les budgets définis par le CNLE couvraient ainsi environ un tiers des ménages de France métropolitaine vivant dans des logements ordinaires en 2016. Parmi ces ménages, environ 35 % des personnes étaient en 2016 en situation « d’insuffisance budgétaire » au sens où le revenu disponible de ces ménages était plus faible que le budget de référence calculé.

Le manque de revenus reconnu par les politiques sociales

Les personnes dont les revenus propres ou ceux de leur ménage sont inférieurs à certains seuils sont éligibles à des minima sociaux comme le revenu de solidarité active (RSA), l’allocation adulte handicapé (AAH) pour les personnes en situation de handicap, ou encore le minimum vieillesse (ASPA) pour les retraités. Implicitement, ces personnes sont celles reconnues par l’administration comme disposant de moyens financiers limités (pauvreté dite « administrative »). La Drees, le service statistique des ministères sanitaires et sociaux, publie tous les ans les effectifs d’allocataires de ces minimas. Fin 2022, en France, 6,9 millions de personnes vivent dans un ménage incluant au moins une personne allocataire de l’un de ces minima [Cabannes et Echegu, 2024].

Mesurer la pauvreté à partir de ces chiffres soulève néanmoins plusieurs difficultés. D’abord cette mesure dépend des barèmes et des règles d’attribution de ces prestations sociales. En cas d’évolution des règles, le nombre d’allocataires pourrait diminuer ou augmenter sans que cela ne reflète réellement une évolution des revenus des plus modestes. Par ailleurs, ces effectifs ne couvrent pas par définition les personnes qui bien qu’éligibles à ces prestations ne font pas les démarches nécessaires pour les obtenir, que ce soit par ignorance des dispositifs ou par refus d’en bénéficier.

Identifier d’autres dimensions de la pauvreté

La pauvreté est un phénomène complexe à appréhender dans sa globalité. Au-delà des dimensions abordées par ce billet de blog, plusieurs autres dimensions ont été mises en exergue par divers travaux de recherche. Ainsi, en 2019, ATD Quart Monde et l’Université d’Oxford ont publié un rapport sur les dimensions cachées de la pauvreté, à la suite d’un travail de recherche mené dans six pays (dont la France), et associant universitaires, professionnels du travail social, et personnes ayant l’expérience directe de la pauvreté. Huit dimensions sont ainsi mises en avant au niveau de la France : la privation matérielle et de droits, les peurs et souffrances, la dégradation de la santé physique et mentale, la maltraitance sociale, la maltraitance institutionnelle, l’isolement, les contraintes de temps et d’espace et les compétences acquises et non reconnues.

L’Insee travaille depuis quelques années avec ATD Quart Monde et le Secours Catholique – Caritas France pour approfondir la connaissance statistique de la pauvreté, en particulier son caractère multidimensionnel [ATD Quart Monde, le Secours Catholique, Insee, 2023]. Il s’agit d’une démarche exploratoire visant notamment à identifier dans les questionnaires des enquêtes auprès des ménages de l’Insee les questions permettant de couvrir des dimensions « cachées » de la pauvreté, non captées par les autres approches mentionnées dans ce billet de blog. Deux projets successifs, dont le dernier en partenariat avec l’École d’Économie de Paris, ont ainsi été menés avec des groupes de personnes en situation de pauvreté, et ont permis de confronter directement les outils de l’Insee (questionnaires, indicateurs) à l’expérience vécue par les personnes en situation de pauvreté. Il ressort de ces travaux que certaines dimensions non monétaires sont très souvent complémentaires de l’approche monétaire, constituant ainsi un ensemble de difficultés se cumulant les unes avec les autres. Les réflexions se poursuivent pour compléter les statistiques existantes sur les dimensions non monétaires de la pauvreté, par exemple sur les sujets de difficultés administratives ou d’isolement social. La définition de ces dimensions et l’élaboration des questions sur ces sujets sont réalisées notamment grâce à la contribution de personnes ayant vécu l’expérience de la pauvreté.

Pour en savoir plus

Crédits photo : © penyushkin – stock.adobe.com

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