La France est-elle LE pays de la reproduction des inégalités entre générations ?

Temps de lecture : 12 minutes
Michaël Sicsic, direction des statistiques démographiques et sociales, Insee.
La France est-elle LE pays de la reproduction des inégalités entre générations ?
©canva.com
Télécharger cet article en PDF

Il est souvent affirmé que la reproduction des inégalités entre générations serait plus forte en France que dans les autres pays développés. En reliant pour la première fois le revenu des enfants à celui de leurs parents, l’Insee vient de publier une étude qui met pourtant en évidence de nombreux mouvements dans l’échelle des revenus d’une génération à l’autre. Alors, comment concilier ces résultats ? Nous replaçons cette étude dans la littérature récente sur le sujet et faisons le point sur ce qu’on sait de la mobilité intergénérationnelle des revenus en France. Si beaucoup reste à faire afin d’avoir des données complètement comparables au niveau international, les estimations récentes placent la France dans une position plutôt intermédiaire du point de vue de la mobilité des revenus individuels et notamment meilleure qu’aux États-Unis.

L’Insee publie depuis longtemps des statistiques sur les inégalités de revenu en France une année donnée et sur l’évolution de ces inégalités année après année (par exemple dans l’ouvrage Revenus et patrimoine des ménages). Ces inégalités se reproduisent-elles entre générations ? Autrement dit, dans quelle mesure le revenu des parents détermine-t-il celui de leurs enfants ?

Relier des données sur les revenus des parents et ceux de leurs enfants

L’Insee a étudié l’inégalité des chances entre jeunes enfants ou encore la mobilité sociale entre catégories socioprofessionnelles d’une génération à l’autre (dans le temps et selon les territoires). Mais jusqu’à peu, il n’était pas possible de relier directement des données sur les revenus des parents à ceux de leurs enfants, et peu de résultats étaient disponibles sur la mobilité intergénérationnelle en matière de revenus en France (Dherbécourt, 2020).

L’Insee publie cette semaine pour la première fois une étude sur le sujet en reliant directement les revenus des parents à ceux de leurs enfants. Cette étude compare le « classement », dans l’échelle des revenus individuels, des enfants (autour de 28 ans) à celui de leurs parents. Elle s’appuie sur les données d’un très grand panel d’individus, l’échantillon démographique permanent (EDP), qui contient depuis peu les revenus déclarés à l’administration fiscale.

Quelle égalité des chances ?

Selon cette étude, un enfant d’une famille parmi les 20 % les plus aisées a en moyenne trois fois plus de chances d’être parmi les 20 % les plus aisés de sa génération qu’un enfant de famille modeste : il existe donc bien une reproduction partielle des inégalités d’une génération à l’autre. Mais l’étude met aussi en évidence que près de 3 enfants sur 4 sont dans un cinquième de revenu différent de leur parent, et 12 % grimpent toute l’échelle : du plus bas au plus haut cinquième de revenu. Ainsi, les revenus des enfants ne sont pas complètement déterminés par ceux de leurs parents. Ces conclusions peuvent sembler contradictoires avec le sentiment de déterminisme social très fort en France, notamment par rapport aux autres pays (OCDE, 2019). Et il est souvent rapporté dans les médias (ici par exemple) que la France est Le pays de la reproduction des inégalités. Comment peut s’expliquer cette apparente contradiction ? Pour cela, il est nécessaire de clarifier d’abord quelques concepts autour de la mobilité intergénérationnelle.

Gagner plus que ses parents ou être mieux classé dans l’échelle des revenus est différent

Le sentiment d’inégalité des chances peut d’abord être lié à un sentiment de déclassement. La mobilité « absolue » des revenus, cherche à répondre à la question : les enfants ont-ils un revenu supérieur à celui de leurs parents au même âge ? Selon une récente étude, la part des enfants gagnant davantage que leur parent a baissé pendant la 2e moitié du 20e siècle en France et dans tous les pays développés (de plus de 90 % à environ 60 %). Cette baisse serait presque entièrement liée à celle de la croissance en France sur la période (et un peu à la hausse des inégalités). Mais le concept de mobilité absolue ne donne qu’une vision partielle de la reproduction des inégalités entre générations (et d’ailleurs ne nécessite pas de relier les revenus des parents à ceux des enfants selon cette même étude). La reproduction des inégalités peut être appréhendée par la mobilité en matière de position dans l’échelle des revenus, qui est l’objet de la récente étude de l’Insee et ce sur quoi nous nous concentrons par la suite.

Mobilité dans l’échelle des revenus n’est pas synonyme de mobilité sociale

La mobilité sociale intergénérationnelle est étudiée de longue date au niveau des catégories socioprofessionnelles, c’est-à-dire entre ouvriers & employés qualifiés ou non, professions intermédiaires, cadres, etc. La littérature sur le sujet fait état d’une reproduction sociale marquée (notamment pour les ouvriers, cadres et indépendants). Selon les données de l’OCDE, un enfant de cadre a 2 fois plus de chances de devenir cadre qu’un enfant d’ouvrier, ce qui placerait en fait la France dans la moyenne des pays de l’OCDE. Ce chiffre varie d’ailleurs selon les sources : Collet et Penicaud (2019) trouvent 6 fois plus de chance en France (par rapport à un enfant d’employés et d’ouvrier non qualifié), alors que Vallet (2015) trouve 5 fois plus (par rapport aux ouvriers).

Mobilités intergénérationnelles selon la profession et selon les revenus ne recoupent cependant pas les mêmes réalités et ne sont pas forcément très corrélées. En effet, les catégories socioprofessionnelles sont, comme leur nom l’indique, des « catégories », et les revenus peuvent fortement varier au sein d’une catégorie. L’avantage de l’approche par les revenus est de pouvoir classer les individus sur une échelle ordonnée (par exemple par centième ou cinquième de revenu) qui reste comparable dans le temps, donc entre générations, et dans l’espace, donc entre territoires ou pays, pour étudier leur mobilité intergénérationnelle. À l’inverse, les groupes sociaux ne peuvent pas toujours être hiérarchisés, n’ont pas toujours les mêmes contours selon les pays, et ils changent du fait de l’évolution de la structure des emplois dans le temps. De ce fait, l’approche par les revenus de la mobilité intergénérationnelle s’est fortement développée dans le monde dans les 10 dernières années.

Faut-il 6 générations pour grimper dans l’échelle des revenus ?

En termes de mobilité des revenus, un chiffre très commenté est celui des « 6 générations pour grimper dans l’échelle des revenus ». Il vient d’un rapport de l’OCDE publié en 2019 (2018 pour la version en anglais), qui conclut que la mobilité intergénérationnelle des revenus est relativement faible en France par rapport aux autres pays. Cette conclusion s’appuie sur le calcul d’un indicateur original : le nombre de générations au bout duquel l’écart de revenu entre deux personnes, une située en bas de la distribution des revenus (1er dixième) et la seconde au niveau du revenu moyen, va (quasiment) se résorber. Pourtant jusqu’à peu, aucune source ne permettait de suivre les revenus ne serait-ce que sur une génération (c’est-à-dire ne contenait à la fois le revenu des personnes et celui de leurs parents quand elles étaient enfants). Pour contourner ce problème, l’OCDE a repris les résultats d’un travail académique qui estime la relation (l’ « élasticité ») entre les revenus des fils et ceux de leurs pères à partir d’une estimation du revenu des pères (inconnu) basée sur leur diplôme (connu). Cette élasticité estimée est de 0,53 : plus cette élasticité est proche de 1, plus la mobilité est faible et la reproduction des inégalités de revenu élevée entre génération. L’écart initial entre deux personnes, une située dans le 1er dixième de revenu et l’autre au niveau du revenu moyen, est d’environ 1 100 euros de niveau de vie mensuel en 2018. À la génération suivante, l’écart moyen entre les enfants de ces personnes, une fois qu’ils seront adultes, sera de 1 100 * 0,53, soit 550 euros. Cet écart se réduit à chaque étape et devient très faible au bout de 6 générations (inférieur à 30 euros ou 3 % de l’écart initial de revenu). Ce résultat des 6 générations pour passer du 1er dixième au revenu moyen doit toutefois être pris avec précaution pour deux raisons.

D’abord, cet indicateur est théorique comme l’indique l’OCDE : « Ces estimations sont fondées sur des simulations et sont fournies à titre illustratif. Elles ne doivent pas être interprétées comme une indication précise du temps nécessaire à une personne issue d’une famille modeste pour gravir les échelons jusqu’au revenu moyen ». En effet, appliquer une inertie moyenne des revenus sur plusieurs générations oublie les mobilités individuelles importantes (ascendantes et descendantes) qui existent rien que sur une génération, comme le montre l’étude de l’Insee.

Ensuite, ce calcul du nombre de générations est fonction de l’élasticité des revenus retenue, elle-même très sensible aux méthodes et hypothèses employées (notamment le traitement des revenus nuls et la méthode d’imputation des revenus des parents). L’élasticité utilisée par l’OCDE est dans la fourchette haute des estimations récentes de la littérature pour la France. En prenant un coefficient de 0,4 (correspondant à celui obtenu par Lefranc et Trannoy, 2005, Kenedi et Sirugue, 2021 sur les revenus individuels ou encore par l’OCDE, 2019 pour la France à la médiane des revenus), il ne faudrait plus que 4 générations pour réduire l’écart (en dessous de 3 %). De plus, plusieurs travaux convergent pour dire que les méthodes d’inférences utilisées dans ces études pour simuler les revenus des parents surestiment ces coefficients d’environ 0,1 point (Abbas et Sicsic, 2022 pour plus de détails). Ainsi, un coefficient de 0,3 est également crédible : 3 générations seraient alors suffisantes pour réduire l’écart.

La France n’est pas le pays où la reproduction des inégalités de revenus est la plus forte

Depuis quelques années, une multitude d’études ont vu le jour sur la mobilité intergénérationnelle des revenus. Il est parfois difficile de s’y retrouver car elles reposent sur des méthodes d’estimation, des concepts de revenu, ou des indicateurs de mobilité différents. Dans son rapport de 2019, l’OCDE a utilisé des données et une méthodologie similaire entre pays (mais différentes de celles présentées en nombre de générations ci-dessus pour la France) pour mesurer l’élasticité des revenus au niveau de la médiane des revenus : ces estimations placent la France à un niveau intermédiaire de mobilité des revenus.

Les publications plus récentes (dont celle de l’Insee cette semaine) préfèrent des indicateurs de position (plus robustes que les élasticités estimées) comme la relation entre le rang des enfants et celui des parents dans l’échelle des revenus (nommé pente ou corrélation rang-rang). À partir de ces indicateurs, on conclut que la mobilité intergénérationnelle est plus forte en France qu’aux États-Unis (à âge égal, voir Chetty et al., 2014), mais moins forte que dans les pays nordiques, au Canada et en Suisse. La mobilité des revenus plus faible aux États-Unis qu’en France pourrait en partie être liée au fait que le rendement du diplôme sur les salaires est plus élevé aux États-Unis (voir les estimations de rendement de l’OCDE, ou l’institut PIIE). En effet, la probabilité d’accéder à des études supérieures dépend aussi fortement des revenus des parents en France qu’aux États-Unis selon les résultats récents de Bonneau et Grobon (2022). Par ailleurs, la France serait dans une position plus défavorable (mais toujours meilleure qu’aux États-Unis) en considérant la mobilité en fonction des revenus du ménage (et non individuels) selon Kenedi et Sirugue (2021), ce qui pourrait être expliqué par une homogamie – se mettre en couple entre personnes qui se ressemblent – élevée en France.

En matière de mobilité ascendante, la France est dans une position intermédiaire ou un peu défavorable selon les études

D’autres indicateurs à partir des tranches de revenus donnent les mêmes conclusions d’une position plutôt intermédiaire de la France. D’après l’OCDE, à partir d’indicateurs de transition mesurés à méthode identique pour chaque pays, la probabilité d’atteindre les 25 % plus aisés est 2,7 fois plus élevée en France pour les enfants dont le père est dans les 25 % les plus aisés que pour ceux dont le père est dans les 25 % les moins aisés, contre 2,5 fois pour la moyenne des pays de l’OCDE (où la statistique est mesurée), et plus de 5 fois aux États-Unis et en Allemagne (données sources). Ces résultats pointent donc vers une reproduction des inégalités bien plus fortes aux États-Unis qu’en France. Selon ces mêmes données, le taux de mobilité ascendante en France serait un peu inférieur à la moyenne de certains pays de l’OCDE, mais resterait très largement supérieur à celui aux États-Unis et en Allemagne. Alesina et al. (2018) trouvent que la France serait dans une position intermédiaire en matière de mobilité ascendante (estimée à 11 %, très légèrement inférieure à celle que nous obtenons), notamment meilleure qu’aux États-Unis et en Italie, très proche de la Suède, et légèrement moins favorable qu’au Royaume-Uni. Ils concluent par ailleurs que le sentiment de mobilité en France est plus faible que celui observé dans les données. Ce serait l’inverse aux États-Unis où la mobilité ressentie serait plus forte que celle observée. Toutefois, la promesse du “rêve américain” (American dream) s’observe dans les données concernant les enfants d’immigrés (Abramitzky et al., 2021), qui, comme nous l’obtenons en France, feraient davantage de mobilité ascendante que les enfants de parents non immigrés (Abbas et Sicsic, 2022).

Rappelons que la France est mieux classée au niveau international en mesurant les inégalités de niveau de vie une année donnée qu’elle ne l’est pour les inégalités liées à la mobilité intergénérationnelle. En effet, les indicateurs d’inégalités sur une année donnée sont plus faibles en France que ceux de la moyenne de l’OCDE (Sicsic, 2021), en lien notamment avec la redistribution, qui a un effet important de réduction des inégalités en France (Accardo et al., 2021). Ainsi, le rapport entre la masse des niveaux de vie des 20 % les plus aisés et celui des 20 % les plus modestes est en 2019 de 4,4, contre 8,4 aux États-Unis, 6,5 au Royaume-Uni, 6,0 en Italie, et 5,3 dans la moyenne de l’OCDE.

Quelle part des revenus est liée à la famille ?

Si les revenus des parents influencent en moyenne les revenus des enfants, ils ne les déterminent pas : seule une faible partie des revenus des enfants est liée au revenu, à l’éducation ou à la profession des parents (Abbas et Sicsic, 2022). Or, l’influence de la famille peut passer par de nombreux autres facteurs que le revenu ou le diplôme des parents, et peut ne pas être captée par la mesure de la mobilité intergénérationnelle. Si cette influence non mesurée de la famille est en fait importante, cela peut être une piste pour expliquer le sentiment de reproduction sociale qui irait au-delà des seuls revenus, éducation ou profession des parents. Dans notre publication, nous proposons une méthode originale pour estimer cette influence dans son ensemble en travaillant sur les fratries. En effet, les enfants d’une même famille ont en commun le revenu de leurs parents, mais pas seulement : ils partagent aussi un capital culturel, un patrimoine génétique, et l’influence du milieu social et du voisinage (quartier, école, amis, etc.).

En s’appuyant sur les revenus d’une fratrie, on estime que l’écart entre le « rang » de revenu des frères et sœurs est 30 % plus faible que celui pour deux personnes prises au hasard : 70 % de la variabilité des revenus d’une personne serait donc liée à d’autres facteurs que le milieu familial d’origine. Ce résultat est proche de celui obtenu par Boutchenik et al. (2015) qui montraient qu’un peu plus d’un tiers de la variabilité des niveaux de profession était lié à l’influence familiale en France. La part de 30 % que nous obtenons est plus élevée que celle obtenue en Italie par Acciari et al. (2020), qui l’estime à 20 %, mais pour des enfants plus âgés. Il n’existe pas d’autres points de comparaison internationale sur cette mesure, mais plusieurs études ont calculé un indicateur proche, la corrélation entre le revenu des fratries. Cependant, du fait de méthodes différentes, il est difficile de comparer ces résultats. La seule comparaison robuste montrerait que cette corrélation est plus faible en France qu’aux États-Unis et qu’en Chine.

**
*

La mise à disposition de panels de données fiscales a récemment conduit à une multiplication de publications sur le sujet de la mobilité intergénérationnelle des revenus à travers le monde, permettant de mieux juger et comparer cette mobilité. En France, c’est l’échantillon démographique permanent (EDP) qui est la base la plus adéquate pour faire ce travail. Il permet de mettre en évidence les nombreuses situations de mobilité intergénérationnelle (Abbas et Sicsic, 2022). Les estimations les plus récentes tendent à infirmer le fait que la France serait le pays où la reproduction des inégalités est la plus forte, et la placent dans une position plutôt intermédiaire (notamment meilleure qu’aux États-Unis), du moins en termes de revenu individuel. Or, cette mobilité est peu connue en France et les Français ressentent une mobilité ascendante des enfants de familles défavorisées plus faible que celle mesurée dans les données selon un travail universitaire (Alesina et al., 2018).

Les données disponibles aujourd’hui ne permettent de mesurer directement la mobilité des enfants que sur les générations ayant moins de 30 ans, mais les données de l’EDP vont s’enrichir chaque année au fur et à mesure que ces générations vont vieillir. L’échantillon sera alors de plus en plus incontournable pour poursuivre ces recherches (voir aussi Dherbécourt, 2020). Cette étude constitue donc une première pièce pour comprendre la mobilité des revenus et sera, à n’en pas douter, complétée avec davantage de profondeur temporelle dans le futur.

Pour en savoir plus :

Partager