Autour et au-delà du PIB : nouvelles questions pour la comptabilité nationale, nouvelles pistes de réponse

Temps de lecture : 9 minutes
Didier Blanchet, direction des Études et Synthèses économiques (Insee)

PIB vert, PIB ressenti

Deux articles de ce blog ont déjà abordé la question de savoir comment lire et faire parler le PIB, en période de croissance « normale » comme dans le contexte totalement inédit de la crise en cours. Trois nouvelles publications de l’Insee offrent un tour d’horizon plus complet des questions qui se posent à la comptabilité nationale, à la fois « autour » et « au-delà » du PIB. « Autour » quand il s’agit de questionner sa capacité à toujours bien remplir ses deux missions traditionnelles de suivi de la production et des revenus au niveau macroéconomique. « Au-delà » quand il s’agit d’élargir à d’autres dimensions du bien-être, d’y intégrer la prise en compte des inégalités, et d’ouvrir davantage la comptabilité nationale aux problématiques environnementales.

Alors que s’achèvent les semaines européennes 2020 du développement durable et dans une période de crise inédite qui renforce les interrogations sur notre modèle de croissance, l’Insee publie aujourd’hui un ensemble de travaux consacrés à ce qui demeure le principal outil de mesure de cette croissance, la comptabilité nationale : un numéro triple de la revue Économie et statistique/Economics and Statistics et deux Insee analyses revenant sur deux des sujets abordés dans ce numéro, d’une part la prise en compte des inégalités dans les constats sur la croissance, d’autre part la mesure de la soutenabilité climatique ou, plus précisément, des efforts requis pour la respecter. On est dans ces deux cas dans un domaine que l’on peut qualifier de « statistique expérimentale », c’est-à-dire l’exploration de nouveaux indicateurs qui ne peuvent pas être mis directement sur le même plan que la production statistique courante mais que l’on choisit néanmoins de mettre dans le débat public, pour en tester la pertinence.

Permanence et évolution des questionnements

Les questions abordées par le numéro d’Économie et Statistique/Economics and Statistics sont de deux ordres. Les premières concernent la non prise en compte par le PIB d’un grand nombre de dimensions du bien-être, tant actuel que futur, incluant donc la problématique de la soutenabilité environnementale. Ces questions sont fondamentales, mais elles n’avaient jamais conduit à remettre en question ce qui est en général présenté comme le cœur de métier de la comptabilité nationale : la mesure du volume global de la production et de sa croissance. C’est la validité de cette mesure qui a été à son tour mise en doute au cours des dix dernières années, principalement sous l’effet de l’explosion de l’économie numérique et des nouveaux modèles productifs qu’elle a permis de développer : doutes sur la possibilité de résumer par un agrégat simple le volume total d’une production de plus en plus polymorphe et dématérialisée et soupçon que la croissance serait donc sous-estimée ; affaiblissement apparent du lien entre prix et services rendus, dont le développement du gratuit constitue le cas limite ; éclatement croissant des chaines de valeurs mondiales qui rend de plus en plus difficile l’identification des endroits exacts où sont produits certains des composants qui font la valeur des choses que l’on consomme.

Les nouveaux visages de la production

Sur cette dernière série de questions, plusieurs articles du numéro d’Économie et Statistique/Economics and Statistics apportent des éclairages croisés. Ils rappellent d’abord que prendre en compte la diversité et le renouvellement des biens marchands est un problème effectivement très complexe, auquel statisticiens des prix et comptables nationaux ont toujours été confrontés. Ils ne peuvent prétendre le résoudre parfaitement. Mais il est peu probable que le traiter différemment révèlerait une croissance cachée de grande ampleur. Réviser à la hausse les chiffres de la croissance irait du reste assez peu avec le sentiment général d’un niveau de vie qui stagne voire décroche.

Plus inédits sont les problèmes posés par les nouvelles formes de gratuité. Là, c’est la frontière conceptuelle du PIB qui est en question, le fait de se limiter aux activités productives auxquelles sont associés des flux monétaires, qu’ils soient marchands ou impliquant les administrations publiques. Le PIB exclut ainsi les services gratuits auto-produits par les ménages : c’est un point qui a toujours fait débat mais dont on s’accommode pour des indicateurs qui servent surtout à la conduite des politiques macroéconomiques. Qu’il risque maintenant d’écarter une part importante de l’activité d’acteurs majeurs de l’économie de marché interpelle bien plus fortement. Beaucoup de travaux restent à mener à la fois pour bien identifier ce que le PIB en capte quand même – les rémunérations indirectes de ces activités – et s’il faut ou pas élargir son champ pour que cette prise en compte soit plus exhaustive.

Comment isoler enfin la part des activités productives qu’on peut considérer comme « intérieures », comme le voudrait le « I » du PIB ? Le numéro revient ici sur le cas d’école qu’a constitué l’évolution atypique du PIB irlandais au milieu des années 2010, avec la relocalisation en Irlande d’actifs immatériels – et donc la redirection vers l’Irlande de flux de revenus associés – par quelques firmes multinationales ayant des établissements basés dans le pays, l’Irlande n’étant bien sûr qu’un exemple illustrant une problématique plus générale. Fallait-il, avec ce que l’on sait des flux financiers sous-jacents, proposer des palliatifs pour des messages plus conformes à ce qui est attendu d’une mesure de la production « intérieure » ? Ou, comme l’avait déjà fait valoir une note de blog précédente, se demander s’il ne faut pas adapter la façon dont on a l’habitude de présenter le PIB ? Il se veut mesure de la production, mais il est plus juste de le caractériser comme mesure des revenus générés par l’activité de production, en prenant acte de ce qu’une partie de ces revenus s’avèrent de plus en plus difficiles à localiser géographiquement, tant du moins que leur mobilité sera un moyen pour leurs bénéficiaires de minimiser les prélèvements fiscaux auxquels ils sont soumis.

Du revenu aux niveaux de vie

Que l’on soit prêt ou non à questionner la pertinence du PIB comme mesure de la production, sa lecture en termes de revenus s’invite dans le débat par un autre biais : le développement de travaux qui choisissent de repartir du PIB pour analyser comment se répartissent l’ensemble de ces revenus. De fait, il n’y a pas à opposer d’un côté une statistique économique qui serait centrée principalement sur l’observation du secteur productif et des biens et services qui en sont issus, et de l’autre une statistique sociale qui serait centrée sur l’observation des ménages et de leurs revenus, chaque champ avec ses sources propres. Il s’agit là des deux faces d’un même objet. C’est plutôt la mise en commun et le croisement de ces sources qu’il convient d’approfondir, pour une vision d’ensemble de comment les revenus générés par la production sont in fine répartis entre les différentes catégories d’agents économiques, au niveau le plus désagrégé possible.

Deux articles de la revue abordent cette problématique de la complémentarité et du rapprochement des données macro et micro et le premier des deux Insee analyses propose une façon de remonter de la donnée micro vers un PIB corrigé des inégalités, ici qualifié de « ressenti » car tentant de mieux mesurer ce que les individus perçoivent de la croissance générale, à travers la part qui revient à chacun de cette croissance globale. Un pont supplémentaire est ici exploité avec une autre branche de la statistique, également abordée dans le numéro de la revue : le recueil de données sur le bien-être subjectif. Le message saillant est l’écart d’évolution entre Europe et États-Unis. La montée bien plus spectaculaire des inégalités outre-Atlantique s’y est traduite par un PIB ressenti quasiment stagnant sur les dernières décennies, et désormais inférieur au PIB ressenti moyen de l’ensemble des pays européens.

La soutenabilité climatique : donner un coût aux émissions de CO2

Ce faisant, on reste néanmoins focalisé sur la question du bien-être courant. La question de la soutenabilité est celle du bien-être futur. Fait-on ce qu’il faut pour minimiser le risque qu’il chute en dessous du bien-être courant ? Si ce n’est pas le cas, comment quantifier le supplément d’effort qui serait nécessaire pour qu’il soit au minimum maintenu ? Le sujet a de nombreuses dimensions. Certaines sont abordées par nature dans les comptes : la transmission d’un capital productif en quantité suffisante ou d’une situation financière sous contrôle. Une autre dimension peut aussi, jusqu’à un certain point, se traduire assez bien dans les termes monétaires de la comptabilité nationale : la transmission ou l’accumulation de capital humain.

Plus problématique reste celle de la soutenabilité environnementale, alors même que c’est sur ce domaine que les questions se font désormais les plus pressantes. Le problème est double. Pour rentrer dans le cadre de la comptabilité nationale, il faut arriver à donner une valeur ou un coût à ce qui n’en n’a pas spontanément. Une fois qu’on l’a fait, il faut trouver auquel des agrégats de la comptabilité nationale il est le plus parlant d’ajouter ou de soustraire ces évaluations, ou bien en inventer de nouveaux.

L’un des articles du numéro de la revue et l’Insee analyses qui en est dérivé explorent une façon de résoudre ces différents problèmes. La mise au point d’une comptabilité verte a jusqu’à maintenant buté sur la difficulté à traduire en termes monétaires les effets négatifs des atteintes à l’environnement. C’est une chose d’anticiper qu’ils peuvent être considérables, c’en est une autre de leur associer un chiffre unique capable de les résumer. L’exercice est d’autant plus difficile que ce qu’il s’agit de quantifier n’est pas un seul chiffre de coût, mais une distribution de probabilité des coûts anticipables. On sort clairement d’une démarche comptable. La piste qui est proposée pour échapper à cette difficulté est d’attaquer le problème par une autre face. Elle prend acte de ce que chiffrer les dommages avec exactitude est hors de portée, mais qu’un quasi-consensus s’est établi pour considérer qu’ils sont suffisamment massifs pour que l’on se soit auto-imposé un objectif de très forte réduction des émissions de gaz à effet de serre, celui d’une neutralité carbone en 2050. Dès lors, c’est le coût d’atteinte de cet objectif qu’il est envisageable de chiffrer. L’exercice reste difficile, sujet à hypothèses sur le coût des techniques de décarbonation de la production, mais sa complexité est un cran en dessous de celle du chiffrage des dommages et plus encore de la distribution du coût de ces dommages.

On peut ainsi proposer une notion d’engagement climatique, engagement collectif vis-à-vis de la nature et des générations futures, sans présager des modes de prise en charge de cet engagement. Tout compris, il représenterait en hypothèse centrale un montant d’environ 4,5 points de PIB par an, soit 150 points de PIB en cumul à l’horizon 2050. Une partie de cet effort est déjà consenti, si on considère qu’environ 1,9 point de PIB sont consacrés chaque année à l’effort pour le climat : l’écart à combler serait donc d’un peu plus de deux points de PIB, ou environ 85 points de PIB en cumulé à l’horizon 2050. On en dérive une valeur sociale de la décarbonation qui permet de revisiter l’un des indicateurs sur lequel s’était penché la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi en 2009, un indicateur d’épargne nette tenant compte de cette forme d’atteinte à l’environnement.

Comme on l’a souligné plus haut, on débouche sur les chiffres d’une « statistique expérimentale » dont le statut continue de différer de celui des autres chiffres de la comptabilité nationale, car la part de l’hypothèse et de l’incertain y reste importante. En variant les hypothèses, l’effort requis pour le climat peut monter jusqu’à 6,9 points de PIB, ou redescendre à 3,4 points. De tels chiffres sont néanmoins propres à nourrir le débat environnemental, dans le sillage des évaluations monétaires proposées, l’an dernier, par le rapport de la commission Quinet sur la valeur de l’action climat.

Liens vers les publications :

Économie et Statistique/Economics and Statistics, Au-delà et autour du PIB : questions à la comptabilité nationale n° 517-518-519

Préface – Comptabilité nationale : retour sur des questions anciennes, plus quelques nouvelles D. Coyle

I – Bien-être, inégalités, soutenabilité

II – Nouvelles formes de production : numérique et services gratuits

III – Globalisation

Insee Analyses, numéros 57 et 58
Autres références
Partager