Shrinkflation, « effet qualité », évolution de l’offre de produits : comment l’Insee mesure-t-il le juste prix ?

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Aurélien Daubaire, Insee.
Shrinkflation, « effet qualité », évolution de l’offre de produits : comment l’Insee mesure-t-il le juste prix ?
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L’indice des prix à la consommation mesure l’inflation, c’est-à-dire l’évolution des prix des produits à caractéristiques constantes, autrement dit à qualité et quantité comparables. La shrinkflation, qui consiste à réduire la contenance de certains produits, et la cheapflation qui consiste à réduire leur qualité, sont corrigées pour ne pas perturber le calcul de l’indice des prix, dans la limite de ce qui est observable. Il en va de même, en sens inverse, en cas de hausse de la qualité : le perfectionnement des produits numériques, par exemple, joue à la baisse sur l’indice des prix.

L’Insee publie chaque mois l’indice des prix à la consommation (IPC), qui permet de mesurer l’inflation en France, en diffusant le détail pour plus de 250 types de produits (360 postes détaillés pour la diffusion annuelle) qui renseignent sur l’évolution des prix pour la plupart des catégories de biens et services. Mais les biens et services vendus évoluent en permanence et d’autres caractéristiques que leur prix sont modifiées : leur contenance, leurs caractéristiques techniques, leur conditionnement… Ainsi des produits disparaissent, et de nouveaux produits apparaissent tous les mois. Comment fait l’Insee pour que l’estimation de l’inflation n’en soit pas perturbée ? Cet article de blog revient sur la théorie et la pratique pour la mesure de l’indice des prix.

Un indice des prix idéalement à « utilité » constante pour le consommateur

Un indice de prix à la consommation doit idéalement être un indice à « utilité » constante au sens de la théorie microéconomique. C’est-à-dire qu’il vise à mesurer l’évolution de la dépense qu’un consommateur doit consentir pour maintenir son « utilité », autrement dit pour assurer un même niveau de « service » ou de satisfaction de ses besoins. Si la quantité ou la qualité d’un produit diminue (respectivement augmente), sans modification de son prix, l’utilité du consommateur est réduite (respectivement rehaussée) : l’indice des prix doit donc en tenir compte comme une hausse (respectivement une baisse) de prix pour le consommateur à utilité constante. Concrètement, si le prix du kilo de pommes augmente de 5 %, il faut dépenser 5 % de plus pour disposer d’autant de pommes. Si la contenance d’un paquet de gâteaux passe de 250 grammes à 230 grammes pour le même prix (ce qu’on appelle la réduflation ou shrinkflation), il faut dépenser 9 % de plus ((250/230 -1) * 100) pour disposer de la même quantité de gâteaux. Les deux cas de figure sont pris en compte comme des hausses de prix dans le calcul de l’indice des prix à la consommation.

La notion de volume ou de contenance est évidente et donc assez facile à intégrer dans le calcul des indices (cf. infra), d’autant plus qu’il s’agit de caractéristiques dont l’affichage est obligatoire donc facilement observables. Pour décider des autres caractéristiques de qualité du produit à prendre en compte ou non, les statisticiens de l’Insee se fondent sur des règles internationales et européennes (cf. infra, « pour en savoir plus », le manuel européen), qui demandent de prendre en compte les « caractéristiques déterminant le prix des produits » c’est-à-dire les facteurs qui influencent le prix que les consommateurs sont prêts à payer. Ainsi, la motorisation d’une voiture, la durée de vie d’une ampoule électrique, le fait pour un smartphone de supporter la 5G ou le mode de culture (biologique ou non) des tomates sont des caractéristiques qui doivent être prises en compte. En revanche, les effets de mode (« fashion variation ») qui se traduisent par des préférences souvent variables au cours du temps ne relèvent pas des caractéristiques qu’il faut contrôler pour la mesure d’un indice de prix : la qualité du tissu d’un costume importe, mais le fait qu’il soit bleu ou gris selon les collections n’a pas à être pris en compte.

Le principe de calcul de l’indice est simple : suivre le prix des mêmes produits tous les mois

Tout dans la méthode de mesure de l’indice des prix est défini pour être au plus près d’un indice à caractéristiques constantes. Le principe est très simple : les prix et caractéristiques d’un échantillon de produits sont relevés en fin d’année et suivis chaque mois au cours de l’année suivante. Suivre les mêmes produits en cours d’année permet de s’approcher au mieux d’un indice à utilité constante. Cette approche est préconisée par les instances internationales et elle est la règle dans l’Union européenne.

Cette méthode de suivi mensuel des prix des mêmes produits est utilisée pour tous les types de relevés de prix, qu’ils portent sur l’habillement, les biens durables, les tarifs de cantine, le prix des musées, etc. : les enquêteurs de l’Insee relèvent chaque mois les prix et les caractéristiques de chaque produit de l’échantillon (exemple du sachet de fromage râpé figure 1) dans de nombreux points de ventes partout en France. Il en va de même pour les abonnements à la téléphonie mobile, au gaz ou à l’électricité, pour les tarifs ferroviaires ou aériens suivis par moissonnage sur internet (web scraping), ou bien pour les prix extraits des données de caisse des hyper et supermarchés. Au total, sont suivis chaque mois environ 150 000 relevés de prix en points de vente, 5 000 prix relevés manuellement sur internet, 500 000 relevés « moissonnés » sur internet et environ 85 millions de produits (définis comme un code-barres dans un point de vente) transmis chaque jour par la grande distribution à prédominance alimentaire.

L’échantillon de produits, qu’on appelle communément le « panier de biens et services », est constitué de 4 600 variétés de produits suivis (plus de 1 400 en France métropolitaine et 300 à 800 par département ou région d’outre-mer). Il est renouvelé chaque année, ce qui permet d’être au plus près des évolutions de la consommation et notamment de prendre en compte l’apparition ou la disparition de la consommation de certains types de produits. Pour ne citer que deux exemples : le masque Covid a été ajouté à l’échantillon au moment de la crise sanitaire et les cassettes vidéos ont été retirées en 2006 (voir L’essentiel sur… l’inflation ainsi que ses vidéos pour comprendre la construction du panier de biens et services).

Figure 1 – Les enquêteurs de l’Insee relèvent les caractéristiques des produits : le poste de travail de l’enquêteur, cas des sachets de fromage râpé

Les enquêteurs de l’Insee relèvent les caractéristiques des produits : le poste de travail de l’enquêteur, cas des sachets de fromage râpé

Mais comment les enquêteurs et les statisticiens de l’Insee font-ils en cas d’évolution ou de disparition des produits ?

Tout serait facile si les produits vendus n’évoluaient pas en cours d’année. Or il n’en est rien ! Chaque mois, environ 5 à 10 % des produits suivis pour l’indice des prix évoluent : les conditionnements, les contenances, les modèles, les formules d’abonnement… changent en cours d’année. Vu l’ampleur du phénomène, le traitement statistique des remplacements de produits est fondamental pour la qualité statistique de l’indice des prix à la consommation. Ce sujet mobilise d’ailleurs fortement, et de longue date, les statisticiens et enquêteurs de l’Insee qui se consacrent à l’indice des prix. Comment font-ils lorsque la référence d’un produit suivi dans un point de vente particulier évolue ou est absente lors du relevé de prix ?

Si la contenance d’un produit évolue (volume, poids, nombre d’unités – nombre de mouchoirs par paquet, par exemple), la correction est simple : l’évolution du prix est corrigée de l’évolution de la contenance – information systématiquement relevée lors de la collecte des prix. La réduflation (shrinkflation) est prise en compte de cette manière. La figure 2 ci-dessous illustre le cas d’un paquet de gâteaux passant de 500 grammes à 450 grammes : en février, le prix du paquet de gâteaux reste stable mais son poids diminue de 500 grammes à 450 grammes ; le prix du mois de février est donc redressé pour compter cela comme de l’inflation.

Figure 2 – Prise en compte de la shrinkflation : le prix est corrigé de la contenance

Prise en compte de la shrinkflation : le prix est corrigé de la contenance

La situation est plus complexe quand une référence suivie pour l’indice des prix est absente des rayons. Pendant les 2 premiers mois, au maximum, il est encore possible de considérer que l’absence est temporaire et d’attendre que la référence réapparaisse dans le point de vente : afin de ne pas perturber le calcul de l’inflation, on fait évoluer le prix de cette référence dans ce point de vente comme l’indice de prix de cette catégorie de produit calculé dans la même zone géographique ou à défaut au plan national. Par exemple, si la référence d’un paquet de yaourts précise n’est plus disponible dans un point de vente donné, on fait comme si son prix avait évolué comme le prix moyen des yaourts dans la même zone géographique.

Au-delà de 2 mois d’absence au maximum, le produit est considéré comme disparu, il est remplacé par un autre produit, afin que l’échantillon demeure représentatif. Pour procéder à un remplacement de produit, les enquêteurs cherchent en priorité un produit considéré comme équivalent, par exemple un paquet de yaourts de la même marque ou de la même gamme dans le même point de vente, ou à défaut dans un autre point de vente de la même agglomération. Il faut ensuite corriger des différences de caractéristiques entre les deux produits, de quantité (la contenance) ou de « qualité ». Il faut souvent se contenter d’un produit ressemblant, mais trop différent pour faire l’objet d’un calcul aussi élémentaire que celui appliqué dans le cas de la shrinkflation du paquet de gâteaux (cf. supra). Par exemple, si des yaourts nature allégés disparaissent d’un point de vente et sont remplacés par des yaourts nature non allégés, le produit n’est plus le même.

Il faut alors réussir à distinguer l’évolution pure du prix, à retenir dans l’indice des prix, de l’évolution imputable au changement de caractéristiques, considéré comme un changement de « qualité » du produit. Pour ce faire dans notre exemple, l’enquêteur de l’Insee relève le prix moyen au kilo du paquet de yaourts nature non allégés et ses caractéristiques, pour remplacer le produit qui a disparu. Le(s) premier(s) mois, le statisticien de l’Insee modélise l’évolution en « imputant » l’évolution du prix au kilo relevé pour les yaourts nature, dans la même zone géographique ou à défaut au plan national. Ensuite, le prix du paquet de yaourts nature non allégés est suivi de mois en mois et le statisticien pourra appliquer l’évolution de ce prix au paquet de yaourts nature allégé disparu. La figure 3 illustre le calcul : le produit figuré par la courbe orange pointillé (un paquet de gâteaux) disparaît des rayons en février ; pendant 3 mois au maximum, l’évolution de son prix (courbe bleue) est modélisée comme l’évolution de l’indice des produits de même type, à la hausse si cela est le cas ; en avril au plus tard, un produit remplaçant est choisi (seconde courbe orange en pointillé) ; c’est l’évolution de son prix (mais pas son niveau) qui sert ensuite à prolonger la courbe bleue à partir du mois de mai. Afin de ne pas introduire de biais lié à la qualité dans la mesure de l’inflation en cours d’année, tout se passe donc comme si le produit disparu continuait à exister jusqu’à la fin de l’année et l’on modélise ainsi l’évolution de son prix.

Il existe différentes variantes de cette méthode de « recouvrement » (« bridged overlap »). Des méthodes de type « hédoniques », qui consistent à modéliser l’impact des caractéristiques d’un produit sur son prix, peuvent également être utilisées pour corriger de l’effet qualité.

Figure 3 – Absence temporaire d’un produit ou remplacement de produit en cours d’année : un traitement statistique permet de ne pas sous-estimer l’inflation

Absence temporaire d’un produit ou remplacement de produit en cours d’année : un traitement statistique permet de ne pas sous-estimer l’inflation
Données de caisse, tarifs : des méthodes plus élaborées qui se conforment aux mêmes principes

L’utilisation des données de caisse pour les produits alimentaires, d’entretien et d’hygiène-beauté vendus par les grandes surfaces à prédominance alimentaire, suit les mêmes principes. Du fait du volume de données (85 millions par jour) – et de remplacements – à traiter, l’Insee a mis au point une méthode spécifique.

Les codes-barres présents dans un point de vente sont fluctuants : un simple changement d’emballage ou d’usine de production par exemple peut se traduire par un changement du code-barres (Global Trade Identification Number – GTIN). Il y a systématiquement changement de code-barres lorsque la contenance est modifiée : les règles édictées par l’organisme GS1, organisme international en charge des méthodes de codage pour la chaîne logistique pour les codes-barres présents dans les données de caisse utilisées par l’Insee, stipulent que « Toute modification (augmentation ou diminution) du contenu net déclaré qui doit figurer sur l’emballage conformément à la réglementation nécessite l’attribution d’un nouveau [code-barres] ». Dès lors que cette règle est respectée, la shrinkflation ne peut pas échapper au statisticien : les changements de poids net de certains fromages en portion ou paquets de café, par exemple, ont ainsi été repérées. Il en va de même notamment pour un changement du nombre d’articles dans un lot, ou de l’ajout ou suppression d’une marque de certification (par exemple : produit bio). Les règles régissant les code-barres GTIN concernent également les évolutions de marque, le caractère promotionnel d’une offre, la formulation et les fonctionnalités déclarées, les dimensions de l’emballage, etc.

Pour calculer l’indice des prix à partir d’un grand nombre de codes-barres, de surcroît très fluctuants, l’Insee les classe grâce à un référentiel très détaillé fournissant les caractéristiques des produits par code-barres. Pour remplacer un code-barres qui disparaît d’un point de vente, un produit de caractéristiques proches est sélectionné dans le même point de vente, en se fondant sur le référentiel de produits. Par exemple, si une tablette de chocolat passe de 250 grammes à 230 grammes, son code-barres est modifié. Cela est repéré immédiatement et l’Insee recherche un code-barres présent dans le point de vente concernant la même marque, le même type de chocolat, etc. Le référentiel de produits permet d’identifier la nouvelle tablette de chocolat et de connaître son poids net. Le calcul de l’indice des prix peut alors se poursuivre en se ramenant à un prix au kilo.

Ce n’est qu’un exemple de disparition de code-barres. Au delà des cas de shrinkflation, il arrive qu’un produit disparaisse véritablement d’un point de vente et qu’il faille lui trouver un remplaçant. Dans un peu moins de 5 % des cas, la recherche d’un produit remplaçant doit même être élargie à l’ensemble de la région, ou si nécessaire à l’échelle nationale. L’exhaustivité des données de caisse est un avantage pour le traitement des remplacements car, le plus souvent, elle permet de connaître le prix du produit remplaçant de manière rétrospective, avant que l’ancien produit n’ait disparu. En observant simultanément les prix du produit amené à disparaître et de son successeur on peut considérer que l’écart entre ces deux prix est une mesure de l’effet qualité. Le remplacement est plus rapide que dans le cas des relevés réalisés sur site.

Le cas des tarifs tels que les abonnements à la téléphonie mobile demande lui aussi un soin particulier. Le prix mais aussi le contenu des offres proposées par les opérateurs évoluent rapidement. Pour s’y retrouver, l’Insee suit le prix des abonnements pour différents profils de consommation : durée des appels inclus, volume de données, etc. La mesure des prix repose alors sur la somme minimale à débourser pour satisfaire chaque type de profil de consommateur, puis à en faire la moyenne.

Quelle que soit l’origine des données utilisées, relevés en points de vente, données de caisse, prix relevés sur internet, le statisticien met tout en œuvre pour mesurer une évolution « pure » des prix. Le but est qu’aucune caractéristique qui importe au consommateur n’échappe à l’indice des prix !

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