Vivre vieux, vivre mieux : que dit l’espérance de vie sans incapacité ?

Vivre vieux, vivre mieux : que dit l’espérance de vie sans incapacité ?

L’espérance de vie sans incapacité (EVSI) s’est imposée comme un indicateur de référence dans le débat public, pour évaluer le nombre d’années qu’une personne peut compter vivre sans souffrir d’incapacité dans les activités du quotidien. Son calcul s’appuie sur la réponse à une question posée dans des enquêtes sur les limitations d’activité durables liées à un problème de santé. L’EVSI présente l’intérêt de permettre de faire des comparaisons tant dans le temps que dans l’espace, à condition de bien connaître ses précautions d’usage. 

Simple en apparence, cet indicateur peut en effet donner lieu à des interprétations erronées. En outre, un indicateur unique comme l’EVSI ne suffit pas à lui seul pour décrire une réalité socio-démographique complexe : il doit être complété d’autres indicateurs sur l’état de santé et le bien-être de la population.


En France, l’espérance de vie s’allonge régulièrement, même si elle a été affectée temporairement par l’épidémie de Covid-19. Ces années supplémentaires de vie ne sont cependant pas toutes nécessairement vécues « en bonne santé ». L’indicateur de l’espérance de vie sans incapacité permet de mieux apprécier le bénéfice de ces années de vie additionnelles. À condition d’en faire bon usage !

« Et la santé, comment ça va ? »

L’observation de la santé est par nature complexe. Ce n’est pas une grandeur objective, unidimensionnelle et directement quantifiable, comme le niveau de vie ou la situation sur le marché du travail. La mortalité et les indicateurs statistiques dérivés comme l’espérance de vie sont une première réponse à ces difficultés (Robert-Bobée, 2022), avec les avantages et les inconvénients de leur simplicité : facilement mesurables, mais n’apportant aucune information sur l’état de santé au-delà du statut vital.

L’observation de la santé peut être envisagée en second lieu comme la mesure de la prévalence ou de l’incidence des maladies. Cependant, les maladies sont nombreuses et affectent de façon très variable les conditions de vie, sans hiérarchie ni agrégation évidente pour une mesure synthétique de l’état de santé de la population. De plus, la santé ne se résume pas à l’absence de maladie, elle relève aussi du ressenti. Ce qui tombe bien, la mesure du ressenti étant un sujet de préoccupation important des statisticiens publics (Tavernier, 2024) ! Dans le domaine de la santé, cela se traduit notamment par l’indicateur d’espérance de vie sans incapacité (EVSI). Il s’est imposé comme un indicateur de référence dans le débat public, retenu notamment parmi les nouveaux indicateurs de richesse nationale, pour le suivi de la stratégie nationale de santé ou encore comme objectif national de développement durable.

De quoi l’EVSI est-elle le nom ?

L’espérance de vie sans incapacité a une ambition plus modeste que de mesurer l’état de santé de la population, bien qu’elle soit trop souvent appelée à tort « espérance de vie en bonne santé ». Elle décrit le nombre d’années qu’une personne peut compter vivre sans souffrir d’incapacité dans les activités de la vie quotidienne (Deroyon, 2024). L’EVSI s’appuie pour cela sur les réponses à la question suivante, appelée indicateur global des limitations d’activité (Global Activity Limitation Index, GALI) posée dans le dispositif européen European Union Statistics on Income and Living Conditions (EU-SILC), soit l’enquête statistique sur les ressources et conditions de vie des ménages (SRCV) en France :

« Êtes-vous limité, depuis au moins six mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ?
• Oui, fortement
• Oui, mais pas fortement
• Non »

Les personnes répondant « Oui, fortement » ou « Oui, mais pas fortement » sont considérées comme souffrant d’incapacité (figure 1).

Figure 1 – Prévalences d’incapacité par âge des femmes et des hommes en 2023

Prévalences d’incapacité par âge des femmes et des hommes en 2023
Champ : France.
Source : Insee, statistiques d’état civil et données issues de l’enquête Statistiques sur les revenus et les conditions de vie (SRCV).
Lecture : entre 60 et 64 ans, en 2023, 35 % des femmes sont considérées comme souffrant d’incapacité au regard de leurs réponses à la question sur leurs éventuelles limitations d’activité.

La formulation de cette question a fait l’objet de travaux méthodologiques au tournant des années 2000 (Robine et alii, 2003), pour résumer dans une seule question trois dimensions par souci de parcimonie : le positionnement relatif (« ce que les gens font habituellement »), l’origine des difficultés (« problèmes de santé ») et leur durée (« 6 mois ou plus »). De cette façon, la mesure du GALI peut être intégrée dans de nombreuses enquêtes : mini-module santé des enquêtes harmonisées européennes, adopté également dans la quasi-totalité des enquêtes auprès des ménages de la statistique publique en France et, à compter de 2025, dans le recensement de la population (Cnis, 2024).

Si le GALI paraît complexe, il s’avère que les réponses des personnes interrogées se révèlent cohérentes avec les résultats d’autres questions plus détaillées sur l’état de santé, notamment sur les limitations fonctionnelles et les restrictions dans les actes essentiels de la vie quotidienne. C’est notamment ce qui permet de l’interpréter comme une mesure des incapacités, et de l’utiliser comme approximation des situations de handicap en cas d’incapacités fortes déclarées, afin de décrire les conditions de vie des personnes dans ces situations (Aubert, 2021).

Les écueils de l’EVSI

Une fois mesurées les prévalences par âge au sein de la population, celles-ci sont agrégées en un indicateur d’EVSI par une formule d’espérance mathématique, sur le même principe que pour l’espérance de vie « tout court » (Robert-Bobbée, 2022), pour obtenir une mesure synthétique des taux de mortalité et de prévalence des incapacités par âge de l’année considérée. Cet indicateur s’interprète comme la durée de vie sans incapacité moyenne d’une génération fictive qui connaîtrait tout au long de son existence les conditions de mortalité et de morbidité par âge de l’année considérée.

Les « années de vie » constituant une unité de mesure très concrète, le caractère synthétique de cet indicateur et sa simplicité d’interprétation le rendent très attractif. Elles lui assurent un important écho médiatique. C’est l’une des raisons pour lesquelles cet indicateur a été retenu dans de nombreux tableaux de bord de suivi des politiques publiques. Mais cette simplicité n’est qu’apparente et recèle quelques subtilités, liées notamment à la notion d’espérance mathématique, qui peuvent donner parfois lieu à des interprétations erronées. Les trois suivantes sont fréquemment rencontrées :

1- L’EVSI à la naissance intègre notamment les limitations qui surviennent dès la naissance ou à la suite d’accidents et de maladies graves au cours de la vie, tandis que l’EVSI après la fin de vie active (65 ans, conventionnellement) renseigne plus spécifiquement sur les conditions dans lesquelles la population vieillit. La comparaison des deux n’est pas intuitive : si l’espérance de vie sans incapacité à la naissance est de l’ordre de 65 ans, cela ne signifie pas qu’à 65 ans, une fois terminée la vie active (dans la plupart des cas), l’espérance de vie sans incapacité est nulle, ni même que la moitié de la population souffre de limitations à cet âge. En effet, à 65 ans l’EVSI est encore d’une douzaine d’années (figure 2) : l’écart par rapport à l’EVSI à la naissance n’est bien sûr pas dû au fait que l’EVSI à 65 ans exclurait les personnes souffrant d’incapacités avant 65 ans ; seules sont exclues les personnes décédées avant cet âge, tandis que celles connaissant des limitations d’activité avant cet âge ont une EVSI nulle, et sont prises en compte de cette façon dans l’indicateur d’EVSI à 65 ans. Ainsi, à 65 ans, la prévalence des limitations d’activités mesurées par le GALI est de l’ordre de 30 %. Du reste elle est peu différente 10 ans plus tôt : le profil des prévalences par âge marque un plateau entre 55 et 70 ans. Et c’est seulement autour de 80 ans que plus de la moitié de la population déclare être affectée par des limitations d’activité.

Figure 2 – Espérance de vie sans incapacité par âge des femmes et des hommes en 2023

Espérance de vie sans incapacité par âge des femmes et des hommes en 2023
Champ : France.
Source : Insee, statistiques d’état civil et données issues de l’enquête Statistiques sur les revenus et les conditions de vie (SRCV).
Lecture : en 2023, un homme âgé de 50 ans peut espérer vivre encore 20 années sans souffrir d’incapacité dans les activités du quotidien.

2- L’espérance de vie « tout court » est en général assez bien comprise (sauf parfois le fait qu’elle porte sur une génération fictive), parce qu’elle décrit une situation simple : soit une personne est vivante, soit elle est morte, et il n’y a de transition que dans un sens. Par analogie, il est tentant de reproduire ce modèle lorsque l’on cherche à comprendre l’EVSI, avec un état intermédiaire « vivant avec des incapacités » entre les deux. Or la réalité est plus complexe, car certaines incapacités peuvent être réversibles, même si elles durent plus de 6 mois. C’est d’ailleurs l’une des limites qu’il y aurait à construire d’autres indicateurs relatifs à la santé, comme les maladies chroniques, sous forme d’indicateur synthétique d’« espérance de vie » agrégeant les prévalences par âge. L’interprétation de tels indicateurs comme un âge à partir duquel on n’est plus « en bonne santé » (ou sans maladie) sur le modèle de l’espérance de vie n’est pertinente que dans les cas où il n’y a pas ou peu de transitions en sens inverse (guérison totale, dans le cas de maladies chroniques).

3- L’espérance de vie sans incapacité peut être comparée à l’espérance de vie « tout court » sous la forme d’un ratio entre ces deux indicateurs, présenté comme un « pourcentage d’années de vie sans incapacités » ; par exemple, en 2023 ce ratio est de 80 % pour les hommes et 75 % pour les femmes à la naissance. Mais l’interprétation de ses évolutions n’est pas aussi simple qu’elle n’y parait de prime abord. Certes, une diminution de la prévalence des incapacités à âge donné améliore ce pourcentage. Mais une amélioration de l’espérance de vie des personnes souffrant d’incapacités, notamment celles associées à des handicaps à la naissance ou à des maladies neuro-dégénératives, a l’effet inverse alors que c’est un résultat qui peut être vu positivement si l’on considère l’état de santé de la population dans son ensemble. En sens inverse, lorsque l’espérance de vie se dégrade brutalement comme en 2020-2021 avec la crise sanitaire, le pourcentage d’années de vie sans incapacité progresse fortement alors que l’évolution globale en termes de santé n’est évidemment pas favorable (figure 3).

Figure 3 – Part des années de vie sans incapacités à 65 ans des femmes et des hommes

Part des années de vie sans incapacités des femmes et des hommes à la naissance
Champ : France.
Source : Insee, statistiques d’état civil et données issues de l’enquête Statistiques sur les revenus et les conditions de vie (SRCV).
Lecture : en 2023, les hommes de 65 ans peuvent compter vivre 80 % du reste de leur vie sans souffrir d’incapacité au quotidien.

Limites, bon usage et perspectives

Un indicateur unique, même synthétique comme l’EVSI, ne suffit pas à décrire une réalité sociodémographique complexe, dans la santé comme dans d’autres domaines. La statistique publique propose toute une palette d’indicateurs pour décrire l’état de santé de la population et, plus largement, la « qualité de vie » dans toutes ses dimensions. La santé n’est qu’un déterminant parmi d’autres de la satisfaction dans la vie et du bien-être, certes important mais du même ordre que, par exemple, la nature des liens sociaux ou les conditions matérielles d’existence (Insee, 2024) ; tous ces déterminants du bien-être sont par ailleurs liés entre eux, et interagissent de façon complexe : l’état de santé peut affecter les liens sociaux, les conditions matérielles peuvent affecter l’état de santé, et ainsi de suite. En outre, pour évaluer plus précisément les progrès accomplis et définir des objectifs d’action publique en faveur desquels des efforts peuvent encore être réalisés, il est nécessaire de disposer d’indicateurs plus ciblés.

Il n’en reste pas moins que l’EVSI présente l’intérêt, grâce à sa simplicité et à la mobilisation du service statistique public pour son implémentation, d’être mesurée tous les ans et de permettre un suivi dans le temps avec désormais une perspective temporelle de 20 ans (figure 4). C’est aussi un indicateur harmonisé au niveau international, qui permet de comparer les évolutions entre pays, même si ces comparaisons doivent être réalisées avec précaution (figure 5). En effet, une autre limite de l’EVSI réside dans la sensibilité des réponses des personnes enquêtées sur les limitations d’activité à la formulation des questions, comme l’a montré une expérimentation réalisée par la Drees en 2014 (Cambois et alii, 2015). Cela influe directement sur la mesure des taux de prévalence des incapacités, donc indirectement sur le niveau de l’EVSI. Une traduction étant nécessairement une reformulation, c’est donc l’évolution de cet indicateur qu’il faut privilégier dans les analyses, au niveau national comme en comparaison internationale, en tenant compte des changements survenus au fil du temps dans la formulation.

Figure 4 – Espérance de vie sans incapacité des femmes et des hommes à 65 ans

Espérance de vie sans incapacité des femmes et des hommes à 65 ans
Champ : France.
Source : Insee, statistiques d’état civil et données issues de l’enquête Statistiques sur les revenus et les conditions de vie (SRCV).
Lecture : en 2023, une femme âgée de 65 ans peut espérer vivre encore 12 années sans souffrir d’incapacité dans les activités du quotidien.

Figure 5 – Espérance de vie sans incapacité des femmes et des hommes à 65 ans en 2022 dans l’Union européenne

Espérance de vie sans incapacité des femmes et des hommes à 65 ans en 2022
Source : Eurostat.


Bien comprise, cette limite n’empêche pas non plus d’utiliser l’EVSI pour documenter les inégalités sociales ou territoriales, dès lors que l’on dispose d’un échantillon suffisant pour décliner l’EVSI sur des sous-groupes. À l’heure actuelle, les indicateurs publiés par le service statistique public se limitent à une désagrégation par sexe seulement. Mais des désagrégations selon d’autres caractéristiques socio-démographiques ou le territoire de résidence devraient être possibles dans les années à venir, grâce à l’introduction du GALI dans l’enquête annuelle de recensement à compter de 2025 ou à l’enquête santé et territoires de la Drees en 2025/2026. Avec toutefois les mêmes précautions d’usage que pour les inégalités d’espérance de vie désagrégées par catégorie sociale ou territoire : de tels indicateurs portent non seulement sur une population fictive qui serait soumise tout au long de sa vie aux conditions de mortalité et de morbidité de l’année d’observation, mais également qui n’aurait aucune mobilité géographique (pour des indicateurs territoriaux) ou sociale (pour des indicateurs déclinés par groupe social). 

Pour en savoir plus

Crédits photo : © lordn – stock.adobe.com

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Auteur/Autrice

  • Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees)