Quelle a été l’évolution de la pauvreté en 2020 ?

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Valérie Albouy, Insee.
Pauvreté
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Pour estimer la pauvreté, l’Insee s’appuie habituellement sur l’enquête sur les revenus fiscaux et sociaux, ERFS. Exceptionnellement, pour 2020, l’Insee ne valide pas les résultats issus de cette enquête. Selon ERFS, la pauvreté aurait fortement baissé, tandis que les deux autres sources qui permettent de calculer le taux de pauvreté révèlent une stabilité ou quasi-stabilité de celui-ci. Ces divergences entre sources interviennent alors que la crise sanitaire a fragilisé le recueil des données. Les conditions de collecte particulières des enquêtes en 2020 ont ainsi affecté la mesure de la pauvreté. L’Insee maintient donc son estimation provisoire, qui faisait état d’une stabilité du taux de pauvreté, et son diagnostic sur 2020 : les mesures de soutien déployées ont permis d’éviter la hausse de la pauvreté.

Chaque année, l’Insee produit trois sources de données sur les revenus. Deux sont issues de l’association de données d’enquête et de données administratives fiscales et sociales : l’enquête sur les revenus fiscaux et sociaux (ERFS) et l’enquête « Statistiques sur les ressources et conditions de vie »(SRCV). Dans ces deux dispositifs, le principe est identique : en premier lieu, l’Insee interroge des ménages sur leurs caractéristiques et leurs conditions de vie ; puis il apparie ces données avec des sources fiscales et issues des caisses versant les prestations sociales (Cnaf, Cnav, CCMSA) pour mesurer leurs revenus ; enfin, il complète le fichier en imputant aux ménages qui sont concernés les revenus non compris dans ces sources, comme les heures supplémentaires défiscalisées. L’ERFS s’appuie sur les réponses à l’enquête Emploi en continu (EEC) du 4e trimestre de l’année N, appariées aux revenus de l’année N. SRCV s’appuie sur une enquête menée chaque année selon un questionnaire harmonisé au niveau européen (le nom européen de ce dispositif étant SILC, « Statistics on income and living conditions »). Les ménages de cette enquête sont interrogés en début d’année N+1, et leurs réponses sont appariées aux revenus fiscaux et sociaux de l’année N.

Une troisième source purement administrative, en plus des deux enquêtes

Troisième dispositif produit annuellement, le « Fichier sur les revenus localisés sociaux et fiscaux » (Filosofi) : il est constitué de l’assemblage de données administratives uniquement, données qui sont utilisées à la fois pour répartir la population en ménages, et pour mesurer leur revenu. Cette dernière source, bien que reposant sur des fichiers couvrant toute la population et non un échantillon, embrasse un spectre de revenus moins large que les deux précédentes. L’absence de données documentant les conditions de vie rend impossible l’imputation des revenus non compris dans les sources fiscales et sociales. Elle ne permet pas non plus de combler les revenus manquants résultant de défauts d’appariement. Par ailleurs, le dispositif est quasi exhaustif, mais pas tout à fait, car le degré de couverture de la population peut varier d’une année sur l’autre. Ces variations de couverture perturbent la mesure des évolutions annuelles des distributions de revenu et ne peuvent guère être corrigées. Ceci explique que ce dispositif serve habituellement à mesurer les revenus à un niveau géographique fin, jusqu’à l’échelle infra-communale, en exploitant la grande taille des fichiers le composant.

L’enquête sur les revenus fiscaux et sociaux, ERFS, source de référence

Des deux dispositifs alliant données d’enquête et données administratives, c’est l’enquête ERFS qui constitue la source de référence sur les revenus en France, car elle est adossée à un échantillon quatre fois plus grand que celui de l’enquête SRCV. Sa précision, notamment pour estimer les évolutions d’une année sur l’autre, est donc bien meilleure. Pour cette raison, ERFS sert aussi de base à des estimations avancées de la pauvreté et des inégalités (le nowcasting) réalisées presque un an avant la production des données définitives. SRCV est plutôt mobilisée pour étudier les questions qui lui sont propres : les privations matérielles et sociales, la satisfaction dans la vie, ainsi que pour les analyses croisées de la pauvreté monétaire et de la pauvreté en conditions de vie.

En général, ERFS et SRCV ne convergent pas totalement sur les niveaux de pauvreté ou d’inégalités, ni sur leurs évolutions. Plusieurs raisons expliquent ces écarts : le champ de leur population de référence, le contour précis des revenus pris en compte, mais aussi, tout simplement, l’imprécision inhérente à une statistique calculée sur un échantillon. Par ailleurs, la structure en panel long de SRCV – les personnes sont interrogées 4 ans d’affilée – peut paradoxalement compliquer la mesure des évolutions : certains groupes sociaux étant plus enclins à répondre que d’autres, l’échantillon a tendance à se déformer au cours des vagues successives d’enquête, ce qui doit ensuite être corrigé par des méthodes statistiques, nécessairement imparfaites. Il n’est donc pas étonnant que les deux sources fassent état de légères divergences dans les indicateurs qu’elles produisent sur la pauvreté ou les inégalités une année donnée. Toutefois, généralement, ces écarts restent mesurés et se situent dans l’intervalle de précision des enquêtes.

2020 : une collecte des enquêtes compliquée

En 2020, ces deux enquêtes délivrent des messages divergents sur l’évolution de la pauvreté : quasi-stabilité pour SRCV (+0,1 point par rapport à 2019), baisse marquée pour ERFS (-0,7 point). Or, les enquêtes de l’Insee menées en 2020 n’ont pour la plupart pas pu être conduites dans leurs conditions habituelles en face-à-face chez les ménages. L’Insee a dû adapter la collecte de ses enquêtes aux restrictions liées aux conditions sanitaires. Le déplacement sur le terrain de ses enquêteurs a été limité ou suspendu sur certaines parties de l’année. Les deux enquêtes ERFS et SRCV ont été concernées par ces contraintes.

La mesure du taux de pauvreté n’est pas chose facile. Il faut à la fois correctement mesurer la médiane des revenus, car c’est elle qui va donner le seuil de pauvreté, puis la proportion de personnes vivant dans des ménages aux revenus inférieurs à ce seuil. Le seuil de pauvreté se situe généralement dans une zone très dense de la distribution des revenus, ce qui signifie qu’il y a beaucoup de monde de part et d’autre du seuil. Une variation de 30 euros autour du seuil mensuel conduit à une évolution du taux de pauvreté d’environ 1,5 point. C’est une mesure plus délicate que celle d’une moyenne ou d’une proportion dans une population. Des modifications des conditions de collecte des enquêtes peuvent rapidement affecter la qualité de cette mesure, surtout en évolution.

Convergences et divergences entre les sources en 2020

ERFS et SRCV convergent sur certains constats sur 2020 : toutes deux s’accordent sur le rôle stabilisateur des transferts sociaux déjà existants ou des mesures mises en place pendant la crise afin de limiter les pertes de revenus. L’impact des transferts sociaux sur la réduction de la pauvreté est plus fort en 2020 que les autres années, confirmant leur effet d’amortisseur, et cet effet a été amplifié par les mesures spécifiques mises en place en 2020. L’aide exceptionnelle de solidarité a soutenu les revenus des plus modestes. Moins ciblée, l’indemnisation de l’activité partielle, qui a concerné jusqu’à un quart des personnes en emploi en avril 2020, a limité les destructions d’emplois et les pertes de salaires. Les indépendants ont pu profiter des mesures destinées aux entreprises en difficulté financière, notamment le Fonds de solidarité des entreprises (FSE). Les chômeurs arrivant en fin de droits durant les périodes de confinement ont bénéficié d’un allongement de leurs droits aux allocations chômage.

Les deux sources divergent en revanche sur un point important : l’évolution de la répartition des revenus « avant redistribution », et donc l’effet de la crise sanitaire sur ces revenus. Le terme « avant redistribution » doit ici être précisé. Sont concernés les revenus d’activité, qu’ils soient imposables ou non, ainsi que l’activité partielle, qui est un revenu de remplacement mais que l’on ne sait pas isoler dans les données fiscales utilisées pour la mesure des revenus. ERFS décrit une situation où les revenus « avant redistribution » du premier décile de la population ont progressé plus fortement que les autres déciles. Elle raconte donc une histoire où les pertes de revenus d’activité ont été globalement compensées par le dispositif d’activité partielle et celui d’indemnisation chômage, et où ces dispositifs ont été particulièrement protecteurs pour les personnes aux revenus d’activité les plus faibles. L’histoire racontée par l’enquête SRCV est différente. Les revenus « avant redistribution », avec la même définition que celle dans ERFS, baissent en bas de la distribution, ce qui signifie que l’activité partielle et l’indemnisation chômage n’ont pas complètement réussi à compenser les baisses de revenu pour les personnes les plus vulnérables. C’est essentiellement l’aide exceptionnelle de solidarité qui a rempli ce rôle.

L’Insee maintient son estimation provisoire publiée en novembre 2021 : stabilité de la pauvreté en 2020

Cette divergence de constat se traduit par des évolutions différenciées de la pauvreté dans les deux sources. Le taux de pauvreté mesuré dans ERFS baisse de 0,7 point alors que celui dans SRCV est quasi stable à +0,1 point. Alors, qui a raison ? On l’a vu au début de ce billet, il existe une troisième source sur les revenus, Filosofi, construite à partir de seules données administratives, issues des fichiers de la taxe d’habitation, des déclarations de revenu et des fichiers des caisses versant les prestations sociales (Cnaf, Cnav, MSA). On a vu aussi que pour plusieurs raisons, et notamment celle d’un taux de couverture un peu fluctuant qui peut brouiller les évolutions, on ne l’utilise en évolution qu’avec précaution. Pour 2020 toutefois, ce taux de couverture est suffisamment stable pour que l’on puisse en tirer des enseignements. Troisième point d’attention, hors prestations sociales, les revenus exonérés d’impôt sont absents de Filosofi. Toutefois, cette absence ne joue qu’au deuxième ordre dans les évolutions de la pauvreté en 2020. Sur la question principale qui oppose ERFS et SRCV, celle de l’évolution des plus bas revenus avant redistribution, Filosofi mesure, comme SRCV, une baisse de ces revenus, même si cette baisse est moins forte que celle mesurée dans SRCV à champ comparable. Sur le taux de pauvreté, Filosofi délivre un message plus proche de SRCV que de celui d’ERFS, à savoir une quasi-stabilité en 2020 (–0,1 point). Ce chiffre est également très proche de l’estimation provisoire publiée par l’Insee en novembre 2021, obtenue par une méthode de simulation, le « nowcasting ». Cette estimation provisoire concluait que la pauvreté avait été stable en 2020. C’est cette convergence d’éléments qui conduit l’Insee à maintenir son chiffre et son diagnostic sur 2020 : les mesures de soutien déployées ont permis d’éviter la hausse de la pauvreté.

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