Les petits délits n’échapperont plus aux poursuites statistiques

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Pascal Chevalier, ministère de la Justice, sous-direction de la statistique et des études
Frédéric Ouradou, ministère de la Défense, sous-direction des statistiques et études économiques
Les petits délits n’échapperont plus aux poursuites statistiques
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Aux ministères de l’Intérieur et de la Justice, la dématérialisation de toutes les pièces au dossier sera bientôt la norme pour toutes les affaires pénales : le déploiement progressif de ce qu’on appelle la « procédure pénale numérique », entamé en 2021, devrait s’achever en 2024 sur l’ensemble du territoire français.

Il s’agit d’un projet d’ampleur qui a des conséquences importantes pour la statistique publique. D’une part, les affaires dites « petits X » en raison de leur faible gravité et de l’absence de « mis en cause » identifié, qui étaient jusqu’alors estimées globalement par voie d’enquête auprès des juridictions, seront désormais enregistrées automatiquement via la procédure pénale numérique. Cela permettra d’en connaître la répartition par type de contentieux. D’autre part, à partir de 2025, un identifiant unique permettra de suivre les affaires depuis la plainte, jusqu’aux poursuites, jugement et exécution de la peine éventuelle, et ainsi d’approcher notamment le sujet sensible des délais de traitement des affaires judiciaires.

La conséquence de ces deux avancées : des statistiques de la Justice qui gagneront en cohérence avec celles du ministère de l’Intérieur.

La procédure pénale numérique (PPN) constitue une des priorités de la transformation numérique des ministères de l’Intérieur et de la Justice. Elle consiste en la dématérialisation et la transmission automatique de l’ensemble des pièces au dossier, depuis la plainte déposée au commissariat de police ou en gendarmerie et tout au long de son traitement par la Justice. Le déploiement de la PPN se fait progressivement dans les juridictions. Il a commencé en février 2021 et se poursuivra jusqu’en 2024 dans les territoires ultra-marins. Mi-2023, l’ensemble des territoires métropolitains étaient couverts, même si la totalité des procédures n’étaient pas encore dématérialisées.

Pour la statistique publique, les conséquences sont au moins de deux ordres. D’une part, l’innovation majeure associée à la PPN, c’est la mise en place d’un numéro d’identifiant unique aux affaires et procédures, commun aux ministères de l’Intérieur et de la Justice, dès la plainte. La mise en place de ce numéro unique garantit de pouvoir suivre les affaires et leur évolution durant toute leur vie pénale. Il permettra un suivi du parcours pénal des affaires et des auteurs qui n’existe aujourd’hui que sur une partie de la « chaîne », côté Intérieur ou côté Justice. D’autre part, la dématérialisation des dossiers conduit à la prise en compte d’un certain nombre d’affaires qui n’étaient pas enregistrées automatiquement dans les statistiques judiciaires jusque-là : des affaires considérées comme de faible gravité et sans « mis en cause » identifié, c’est-à-dire sans auteur identifié lors de la plainte (« plainte contre X »). Ces affaires, dites « petits X », complètent progressivement les statistiques existantes, au fur et à mesure du déploiement de la PPN dans les juridictions, et ainsi augmentent notablement le nombre des affaires sans auteurs et des affaires classées sans suite dans les statistiques produites aujourd’hui côté Justice. La mesure de leur effet propre dans les analyses à venir est un enjeu important pour comprendre et interpréter les évolutions mesurées.

Enregistrer l’activité des parquets : comment ça marche ?

En matière pénale, une affaire reçue au parquet est constituée à partir soit d’un procès-verbal (établi par la police, la gendarmerie ou une autre administration), soit d’une plainte ou d’une dénonciation directe au parquet, soit d’une auto-saisine du parquet. En 2022, 4,6 millions de plaintes et procès-verbaux sont parvenus aux parquets (figure 1), en intégrant les transferts entre juridictions.

Figure 1 – Nombre d’affaires reçues au parquet, enregistrées et non enregistrées, depuis 2000

Nombre d’affaires reçues au parquet, enregistrées et non enregistrées, depuis 2000
Champ : France, affaires pénales.
Sources : Ministère de la Justice/SG/SEM/SDSE, Cadres du parquet (affaires non enregistrées) ; fichier statistique Cassiopée
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Parmi les affaires reçues au parquet, les affaires enregistrées sont celles qui sont saisies dans le logiciel de gestion des affaires pénales : en 2022, 3,4 millions d’affaires ont été enregistrées (3,2 millions d’affaires nouvelles et 0,2 million d’affaires transférées) mais 1 million d’affaires n’ont pas fait l’objet d’un enregistrement, car les infractions ont été considérées comme de faible gravité et que l’auteur était inconnu ou non identifiable (un vol à l’étalage sans auteur identifié par exemple). Ces affaires « petits X » représentaient ainsi 28 % des affaires nouvelles reçues dans l’année. Dans neuf cas sur dix, les affaires enregistrées en 2022 par les parquets concernaient des délits et portaient sur des atteintes aux biens, à la personne physique ou sur des infractions à la circulation et aux transports (respectivement 44 %, 26 % et 16 %, figure 2). Parmi les 33 000 affaires criminelles enregistrées, près de neuf sur dix (86 %) concernaient des atteintes à la personne physique.

Figure 2 – Affaires nouvelles enregistrées par les parquets en 2022 selon la nature d’affaire principale

Affaires nouvelles enregistrées par les parquets en 2022 selon la nature d’affaire principale
Champ : France, affaires pénales.
Sources : Ministère de la Justice/SG/SEM/SDSE, fichier statistique Cassiopée
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Il existe évidemment un délai de traitement plus ou moins long entre la réception de l’affaire au parquet, son possible enregistrement, les investigations supplémentaires éventuelles, puis la décision d’orientation de l’affaire par le parquet, ce qui fait que les affaires traitées une année donnée ne correspondent pas forcément aux affaires reçues la même année. 4,1 millions d’affaires pénales ont pu être traitées en 2022 par les parquets (schéma). Parmi elles, 2,9 millions ont été considérées comme non poursuivables (71 %), soit que l’affaire n’ait pas été enregistrée (1 million de « petits X »), soit qu’elle ait été enregistrée mais que l’auteur n’ait pas pu être identifié (1,3 million), ou pour un motif juridique, une absence d’infraction (plainte déposée mais aucune infraction relevée) ou des charges insuffisantes (0,6 million).

In fine, en 2022, 29 % des affaires traitées par les parquets ont donc été « poursuivables » et susceptibles de recevoir une réponse pénale. Cette proportion est globalement stable depuis l’an 2000. La réponse pénale des parquets peut prendre plusieurs formes : la poursuite devant une juridiction de jugement ou d’instruction (tribunaux, cours d’assises, etc. pour 50 % des affaires poursuivables) ou la mise en œuvre d’une procédure alternative aux poursuites (36 % des affaires poursuivables). Par ailleurs, le parquet a classé 15 % des affaires poursuivables pour inopportunité des poursuites en 2022, qui conduit donc à ce qu’on appelle communément un classement « sans suite ». Dans quatre cas sur dix (40 %), le classement se fonde sur des recherches infructueuses.

Schéma – Le traitement des affaires par le parquet judiciaire en 2022

Le traitement des affaires par le parquet judiciaire en 2022
Champ : France, affaires pénales.
Sources : Ministère de la Justice/SG/SEM/SDSE, Cadres du parquet (affaires non enregistrées) ; fichier statistique Cassiopée
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L’intégration des « petits X » dans les statistiques grâce à la PPN

Les « petits X », ou affaires non enregistrées, étaient jusque-là transmises au parquet, mais n’étaient pas saisies dans logiciel de gestion des affaires pénales, compte tenu de leur faible gravité et de l’absence de mis en cause identifié. Ce ne sera plus le cas désormais et ces « petits X » ont commencé à abonder automatiquement les chiffres des statistiques pénales en étant considérées comme des affaires classées sans suite pour motif d’auteur inconnu. La mise en place de la dématérialisation et de l’automatisation de ces procédures a commencé en février 2021 et s’est intensifiée en 2022 pour aboutir en mars 2023 pour le tribunal judiciaire de Paris dans le cadre d’une première phase de déploiement. Elle se poursuivra en 2024 pour les territoires ultra-marins. Ainsi on constate en 2022 une forte baisse du nombre d’affaires non enregistrées, −21 % par rapport à 2021. Il en découle une forte hausse du nombre d’affaires sans auteur parmi les affaires nouvelles enregistrées entre 2021 et 2022 : elles passent ainsi de 1,2 à 1,6 million.

Même si elles n’étaient pas enregistrées jusque-là, les données associées à ces « petits X » étaient néanmoins estimées chaque année au travers d’une enquête annuelle réalisée par le service statistique du ministère de la Justice, l’enquête Cadres du parquet, qui interroge tous les tribunaux judiciaires : dans le questionnaire, on demande aux juridictions le « nombre de plaintes, dénonciations et procès-verbaux contre « X » qui leurs sont parvenus pendant l’année ». Selon cette enquête, c’est plus d’un million d’affaires classées « petits X » qui arrivent au parquet chaque année, avec des pics à deux millions au début des années 2000 (voir figure 1).

Le volume global des « petits X » est donc estimé depuis longtemps grâce aux enquêtes Cadres du parquet. Mais tant qu’ils ne sont pas enregistrés, on ne connaît pas leur répartition par type de contentieux : leur saisie va ainsi permettre de connaître le nombre d’affaires non poursuivables par type de contentieux. Une fois le déploiement de la PPN terminé dans les juridictions, l’intégration des « petits X » permettra de disposer de statistiques d’affaires traitées, affaires poursuivables et non poursuivables, plus proche du nombre de plaintes enregistrées, et donc plus cohérentes avec les statistiques du ministère de l’Intérieur pour les différentes familles de contentieux.

Quant au taux de réponse pénale, il est établi à partir du volume d’affaires poursuivables. Il rapporte le nombre d’affaires ayant reçu une réponse pénale (poursuites ou alternatives aux poursuites, voir schéma) une année donnée au total des affaires poursuivables. Les affaires non enregistrées sont de fait considérées comme non poursuivables. L’intégration des « petits X » dans les applications de gestion n’aura donc pas de conséquence sur le taux de réponse pénale par type de contentieux, tel qu’il est défini par le ministère de la Justice. Par contre, il permettra de rapporter le nombre d’affaires ayant reçu une réponse pénale une année donnée à l’ensemble des affaires, y compris celles qui ne sont pas enregistrées aujourd’hui.

L’identifiant unique : un apport de la PPN pour la connaissance du parcours pénal des affaires

La mise en place d’un identifiant unique aux affaires, commun au ministère de l’Intérieur et de la Justice, est une grande avancée dans la connaissance du parcours pénal. Cet identifiant, associé au déploiement de la procédure pénale numérique, permettra le suivi du dossier tout au long de la chaîne pénale, depuis la plainte ou l’enregistrement d’une procédure sur initiative des forces de sécurité, en passant par son élucidation, l’enregistrement de l’affaire au parquet, les poursuites éventuelles, le jugement et jusqu’à l’exécution de la peine. Les perspectives associées sont nombreuses et pleines d’enjeux pour la statistique publique. La première chose est que l’identifiant permettra, par construction, de gagner en cohérence dans les indicateurs produits par les ministères de l’Intérieur et de la Justice, même s’il restera évidemment des écarts liés au décalage temporel de traitement des dossiers, la fusion de procédures ou la requalification des affaires. Les divergences par type de contentieux sont aujourd’hui nombreuses et souvent difficiles à expliquer, compte tenu notamment de l’existence fréquente de doublons, ou de requalifications en cours de procédure. L’identifiant permettra également d’approcher le sujet sensible des délais de traitement entre le dépôt de plainte et le jugement : cet indicateur est essentiel pour juger de l’efficacité de la chaîne pénale, au même titre que l’élucidation des faits de délinquance.

L’identifiant unique permettra enfin de disposer pour chaque affaire de l’ensemble des informations qui s’y rapportent : les services statistiques des ministères de l’Intérieur et de la Justice ne disposent chacun aujourd’hui que d’une partie des informations associées aux procédures ou aux affaires, selon le côté de la chaîne pénale où ils se situent. En particulier, des informations importantes collectées au moment de la plainte ne sont pas disponibles dans les données traitées au niveau Justice.

La mise en place de l’identifiant unique se fait progressivement. Le dispositif devrait être opérationnel à horizon 2025. En attendant, pour y remédier, des appariements de données entre les procédures du ministère de l’Intérieur et les affaires du ministère de la Justice se mettent en place en collaboration entre les services statistiques ministériels des deux ministères. Ils permettront de remédier à court-terme à cette absence d’information longitudinale, au prix d’un travail spécifique. Ces travaux seront tributaires de la qualité des données enregistrées par les forces de sécurité intérieure et par les parquets. La naissance de ce projet d’appariement date d’une séance de la Commission « Services publics et services aux publics » du Conseil national de l’information statistique (Cnis) en septembre 2022 dédiée à une expérimentation sur les homicides (voir pour en savoir plus). Suite à ces travaux, des moyens propres ont pu être dédiés à ce chantier, en étroite collaboration entre les deux ministères, et le projet a réellement pu démarrer à l’été 2023.

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