Regarder la croissance sous l’angle du PIB ressenti rebat les hiérarchies économiques internationales

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Jean-Marc Germain, Insee
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Mesurée par celle du PIB, la croissance économique n’entraîne pas nécessairement une amélioration économique perçue par la population et donc de ses conditions de vie. En effet, la répartition des fruits de la croissance peut être inégale et une même croissance du revenu national n’améliore pas la vie de tous de la même manière. Des travaux de recherche conduits à l’Insee ont donc développé un indicateur de bien‐être monétaire appelé « PIB ressenti » qui mesure, en équivalent monétaire, la moyenne nationale de la contribution des revenus à la satisfaction dans la vie. Il offre une vision rétrospective très différente de celle mesurée par le PIB. Ainsi, aux États‐Unis, le PIB ressenti a stagné entre 1978 et 2020 alors que le PIB triplait. L’écart s’est creusé entre l’Europe et les États‐Unis en PIB par habitant, mais resserré en PIB ressenti par habitant, certains pays comme le Danemark, la Suède, la Finlande ou la France dépassant même les États‐Unis. Mesurées par la croissance du PIB ressenti, les crises économiques durent en outre beaucoup plus longtemps, jusqu’à une décennie, contre une ou deux années avec la mesure conventionnelle de la croissance. Ces recherches pourraient être étendues à l’avenir à d’autres dimensions non monétaires du bien-être comme l’âge, la santé, les relations sociales ou les loisirs.

La croissance, mesurée par l’augmentation du Produit intérieur brut (PIB), ne se reflète pas nécessairement dans une amélioration de leurs conditions de vie perçue par nos concitoyens. L’inventeur du PIB, Simon Kuznets, prévenait lui-même en 1934 : « La mesure du revenu national peut difficilement servir à évaluer le bien-être d’une nation. » Et pourtant, le PIB est le plus commenté et le plus utilisé des indicateurs pour jauger de la richesse des nations.

La question est revenue dans le débat public en France, il y a une décennie, avec les travaux de la commission Stiglitz‑Sen‑Fitoussi sur la mesure de la performance économique et du progrès social. Dans son rapport, la commission avait jugé qu’en raison d’une utilisation excessive ou inappropriée du PIB, « ceux qui tentent de guider nos économies ou nos sociétés sont comme des pilotes essayant de se diriger sans boussole fiable ». Elle appelait à passer d’un système de mesure privilégiant la production à une approche orientée vers la mesure du bien‑être et de sa soutenabilité. Ces préconisations rejoignent les conclusions de travaux académiques comme ceux de Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice ou encore Dominique Méda.

Le PIB n’a pas encore été supplanté pour mesurer le bien-être monétaire

À ce jour, aucune des multiples initiatives pour construire une alternative tenant compte, en plus des revenus, de la façon dont ils sont distribués ainsi que des éléments non-monétaires constitutifs du bien-être des générations actuelles et futures, n’a fructifié. Aucun des indices synthétiques imaginés pour remplacer le PIB n’a pris le pas sur celui-ci. Le plus connu reste l’Indice de développement humain (IDH) des Nations-Unies, calculé comme une moyenne de trois indices : l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le PIB par habitant. Les autres n’ont pas résisté au temps.

Les pouvoirs publics comme les institutions internationales se sont plutôt tournés vers des tableaux de bord, parfois très étoffés comme les 230 indicateurs de développement durable de l’Organisation des Nations-Unies (ONU). Ceux-ci contribuent à diversifier l’information, mais le débat public reste, en France et peut-être plus encore ailleurs, largement dominé par le PIB et ses évolutions.

Disposer d’une information synthétique plus orientée bien-être que le PIB est donc toujours d’actualité. Pour avancer, il faut s’interroger sur les raisons qui peuvent expliquer une divergence entre l’évolution du PIB et le ressenti dans la vie courante. Si l’on se limite aux aspects monétaires du bien-être, il en existe trois.

D’abord, une même croissance du PIB n’a en effet pas le même sens dans un pays comme l’Allemagne où la population stagne voire décline, ou bien comme la France ou les États-Unis où elle progresse. Il est donc recommandé – mais trop souvent oublié -, lorsque l’on veut éclairer l’évolution des conditions de vie, de préférer le PIB par tête ou mieux encore le revenu national net par tête au PIB lui-même. Ce correctif simple est tout sauf un détail : ainsi par exemple le PIB des États-Unis a triplé depuis le début des années 1980 alors que le PIB par tête affiche une progression de 80 % sur quarante ans (figure 1).

Figure 1 : Évolutions du PIB, du revenu par habitant et du PIB ressenti aux États-Unis depuis 1950

Sources : Banque mondiale. Word Inequality Lab. Calculs de l’auteur.
Une même croissance n’a pas nécessairement la même « utilité » pour tous

Ensuite, quand la répartition des fruits est inégale, le PIB, y compris rapporté à la population, peut très bien être en hausse alors que les revenus sont en baisse pour une majorité de personnes (Blanchet, 2020). Pour corriger ce défaut, deux auteurs ont proposé récemment de substituer à la croissance du PIB ce qu’ils appellent la « croissance démocratique » (Aitken et Weale, 2019). Elle est calculée comme la moyenne des taux de croissance de tous les revenus individuels. Cet indice est qualifié de « démocratique », par opposition à la croissance mesurée habituellement, qui accorde mécaniquement un poids plus important aux ménages les plus aisés. Ce nouveau correctif ramène la croissance cumulée des États-Unis à 45 % sur la période 1980-2020, c’est-à-dire un quart de la croissance mesurée par le PIB.

Enfin, une même croissance du revenu n’améliore pas la vie de tous de la même manière. Les économistes ont longtemps postulé une « utilité » marginale du revenu décroissante, c’est-à-dire que cette amélioration s’atténuait à mesure que l’on s’élevait dans l’échelle des revenus. Ce mécanisme est devenu aujourd’hui l’objet de travaux empiriques rendus possible par l’essor d’enquêtes mesurant le bien-être lui-même. Ainsi depuis 2010, l’Insee, dans l’enquête sur les Statistiques sur les ressources et les statistiques sur les conditions de vie des ménages (SRCV), demande aux répondants de donner une note de 0 à 10 à la satisfaction dans la vie qu’ils mènent. Les notes de satisfaction croissent avec le revenu, mais en effet de moins en moins à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des revenus (figure 2).

Figure 2 : Satisfaction dans la vie par centile de niveau de vie (France, moyenne 2010-2019)

Source : Germain (2023)
Lecture : la satisfaction dans la vie progresse de 1.0 lorsque le revenu double de 10000 à 20000€ par unité de consommation ; l’augmentation n’est plus que de +0,5 lorsque le revenu double à nouveau de 20 000 à 40 000€ ; et de +0,1 lorsque le revenu est porté de 40 000€ à 80 000€
Une mesure de la contribution des revenus à la satisfaction dans la vie

La satisfaction dans la vie dépend bien évidemment d’autres facteurs comme l’âge, la santé, les relations sociales, l’environnement du logement, mis en lumière par les publications annuelles de l’Insee (Insee, 2023) ou des travaux académiques. Par ailleurs, les techniques statistiques permettent de séparer l’effet de ces facteurs, que l’on peut qualifier de bien-être non-monétaire, de l’effet du seul revenu. Dès lors que l’on dispose de la relation entre revenu et bien-être monétaire, on est en situation de mesurer la contribution de la croissance à la satisfaction moyenne nationale. C’est l’idée qui sous-tend des travaux de recherche récents à l’Insee (Germain, 2023).

L’indicateur proposé, qualifié de « PIB ressenti », mesure en moyenne nationale et en équivalent monétaire, la contribution des revenus à la satisfaction dans la vie. La terminologie est utilisée par analogie avec la température ressentie des météorologues. De même que la température ressentie par le corps peut être plus haute (humidité) ou plus basse (vent) que la température de l’air, le PIB ressenti peut différer du PIB selon la façon dont il est distribué entre les ménages, et selon l’impact plus ou moins important sur la satisfaction dans la vie des individus des revenus qui évoluent à la hausse ou à la baisse.

L’analyse en PIB ressenti apporte un éclairage nouveau sur les évolutions économiques de l’Europe et des États-Unis au cours des quarante dernières années. En bien-être monétaire, les ralentissements économiques ont duré beaucoup plus longtemps que mesurés par le PIB : en France, en 2019, soit 11 ans après le ralentissement de 2008, le revenu national ressenti retrouvait tout juste son niveau d’avant la crise, et n’y était pas encore revenu dans des pays comme les États-Unis, l’Espagne, l’Italie et la Grèce (figure 3).

Figure 3 : PIB et PIB ressenti après la grande crise économique mondiale de 2007-2008 (États-Unis et France)

Source : Germain (2023).
Pour la France le PIB ressenti est calculé à partir du revenu disponible de l’Insee ; pour les Etats-Unis à partir du revenu « post tax » du World Inequality Lab (WID.world).
En bien-être monétaire, plusieurs pays européens dont la France dépassent désormais les États-Unis

Sur très longue période aussi, l’optique PIB ressenti rebat profondément les cartes. Ainsi, aux États-Unis le bien-être monétaire stagne depuis presque un demi-siècle, alors que le PIB y a plus que triplé depuis les années 1970 (figure 1). Entre-temps, dans de nombreux autres pays européens, le PIB ressenti et le PIB ont évolué plus en ligne, permettant un rattrapage des États-Unis par l’Europe, voire un dépassement par exemple pour la France, la Finlande, la Belgique ou la Suède, malgré une croissance du PIB plus lente (figure 4).

Figure 4 : PIB par tête et PIB ressenti depuis les années 1980 (États-Unis, France et Allemagne)

Source : Germain (2023)

Pour approcher au mieux les aspects monétaires du bien-être, l’étude précitée (Germain, 2023) se concentre sur l’impact des revenus plutôt que sur la dimension non monétaire de la qualité de vie. Néanmoins, il n’y a pas d’obstacle à l’extension du concept à d’autres dimensions du bien-être ; une variante du PIB ressenti est d’ailleurs proposée pour tenir compte de la contribution (négative) du chômage sur la satisfaction dans la vie. Le centre d’étude sur le bien-être de l’OCDE (WISE) s’est attaché d’ailleurs, au cours des dernières années, à construire et populariser un niveau de vie multidimensionnel, qui intègre, outre le chômage, les questions de santé.

Introduire davantage de dimensions non-monétaires pose la question de la disponibilité des données sur une profondeur historique et un éventail de pays suffisamment large. Ceci montre en retour l’intérêt de l’adoption d’un cadre de normes internationales pour l’établissement des comptes nationaux beaucoup plus large que l’actuel (ONU, 2013), intégrant des informations plus détaillées en matière de santé, d’éducation, de loisirs et de distribution des revenus. Des travaux sont en cours en ce sens pour la prochaine génération de normes pour les comptables nationaux qui devrait voir le jour en 2025 (Carnot et alii, 2023) ; c’est une étape critique pour progresser vers la construction d’indicateurs synthétiques de bien-être monétaire à l’image de ceux développés aujourd’hui à titre expérimental à l’Insee ou l’OCDE.

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